Libération
4 novembre 1999

PLUME A FLEUR DE PISTE
Le cirque présente une féérie poétique à la croisée des arts scéniques

François Devinat

Quel est le secret du cirque Plume ? On ne sait qui, du metteur en scène Bernard Kudlak, ou de la fée Carabosse tient la baguette magique dans ses spectacles-sortilèges : Mélanges-Opéra Plume, son dernier opus, sert sur un plateau l’un de ces élixirs qui changent les idées noires en ivresse légère, comme le vin chaud servi au bar avec la tarte au fromage de Comté. Telle est peut-être la marque de fabrique de l’une des troupes pionnières du "nouveau cirque" ; la capacité d’artistes marmitons à confectionner avec trois fois rien une cuisine amoureuse, mûrement élaborée. Un spectacle qui commence sur un cri rageur de guitare électrique et se termine par le chœur sonore des cœurs battants de toute la troupe ne saurait a priori être antipathique. Surtout Si, entre-temps, un ange SDF des plus casse-gueule nous prend sous son aile pour nous faire rencontrer une Cendrillon au balai de sorcière, un épouvantail de jongleur chambouleur de diva, une danseuse de corde avide de grand écart sur fil chantant, des ombres qui s’embrassent pour mieux s’évanouir, une contrebasse en lévitation, des femmes aux chants lamés d’or et tant d’autres moments Si goûteux qu’il faut prendre garde à ne pas mourir d’indigestion. Mélange des genres. Ce capharnaüm relève plus de Mélanges que d’opéra ! fulmineront les puristes circassiens, car nous sommes à la lisière du cirque. D’abord, par la scène frontale sous le chapiteau de mille places, qui renvoie davantage au théâtre qu’au rond classique du cercle de sciure. Ensuite, par la manière propre à la compagnie de dévider sa pelote, en filant tous les genres artistiques musique, chant, danse, théâtre d’ombres) le tout dans une dramaturgie faussement décousue. Le cirque n’en en garde pas moins ses privilèges. Par l’occupation de l’espace, car le spectacle habite le volume intérieur dans ses trois dimensions, grâce notamment à un pont roulant qui permet de jouer sur plusieurs niveaux. Et aussi par la déclinaison des disciplines circassiennes de base

trapèze volant, acrobaties, trampoline, jonglage , etc. Mais les "numéros" s’intègrent dans une trame d’inventivité constante, où la partie n’est jamais séparée du tout et où la dérision l’emporte toujours sur le sérieux. Plus que des performers, les artistes ont chacun leur humeur particulière d’un bout à l’autre du spectacle, ce qui permet d’entrecroiser des histoires excitant l’imaginaire. L’ensemble constitue pourtant une horlogerie fragile ; dont aucun rouage n’est vraiment interchangeable. Ainsi, la mise en scène a-t-elle dû être remaniée en catimini, à trois semaines de la générale à cause du repos forcé de deux artistes souffrant de hernies discales. "Nostalgie du paradis" "On est un dinosaure fragile. Il ne faut pas grand chose pour être ringar ça passe ou ça casse !" dit Bemard Kudlak l’un des fondateurs de la troupe. Son inspiration puise beaucoup dans la phrase d’Henry Miller pour qui le cirque est un "poème en acte". Une poétique qui porte l’empreinte particulière de la ruralité des bouts rimeurs de Plume natifs de Franche-Comté. "Le soleil dans une goutte d’eau sur une toile d’araignée. Cet instant-là c’est aussi l’univers du cirque" observe Kudlak. Et puis la Franche-Comté est une terre d’utopie le pays de Fourier et de Proudhon. Plume ferait-il retour à l’ethymologie. même du mot utopie - le lieu n’existe pas ? "Peut-être, si l’on considère que le cirque est le lieu de la nostalgie du paradis. Mais c’est aussi là où se donne à voir la toute-puissance de l’enfant. En même temps on n’est jamais loin du ridicule On croit voler avec un trapeze, mais mettez une mouette à côté... " Aujourd’hui, Plume en est à sa septième création depuis 1983. Les saltimbanques. du début, jongleurs ou cracheurs de feu de foire sont à la tête d’une véritable entreprise, en tournée à travers l’Europe deux cents jours par an. Le noyau dur d’origine se régénère en s’entourant de nouveaux artistes au fil des départs. "Il y a des enfants qui naissent, des blessés, des gens qui tentent d’autres aventures ou se lassent..." A La Villette, le chapiteau est plein d’avance pour dix jours. Le public, lui, reste suspendu à son plaisir.