Didier Méreuze
Il y a un peu plus de vingt ans, une bande de rêveurs impénitents se lançait dans l’aventure du "nouveau cirque" et fondait le Cirque Plume. Depuis lors, sans animaux ni paillettes, la troupe n’a cessé de courir les routes, rassemblant autour d’elle un public toujours plus nombreux. Leur premier spectacle, en 1984, s’intitulait Amour, jonglage et falbalas. Suivirent Le Jongleur de l’arc-en-ciel (1987), Le Spectacle de cirque et de merveilles (1988), No Anima Mas Anima (1990), Toiles (1994), L’harmonie est-elle municipale ? (1996), Mélanges (1999), Récréation (2002). Plic Ploc (2005) est leur dernière création. C’est aussi la plus aboutie.
Histoires d’eau
Pas d’histoire a priori, pas de héros comme l’ange S.D.F, descendu du ciel de Mélanges, mais un thème inattendu : l’eau qui fuit et se répand. C’est elle qui, en s’échappant goutte à goutte ou en trombes des cintres, donne ses couleurs au spectacle, lui impose sa fluidité, règle - ou dérègle - son atmosphère, métamorphosant le plateau en piste à glissades ou en plage de vacances pour Monsieur Hulot. C’est elle qui dicte la succession des numéros, quand les tuyaux d’arrosage se changent en cordes - prétexte à des performances aériennes -, tandis que des jets d’eau, surgis du sol, donnent lieu à des ballets de balles dansant à leur sommet. En bottes, en chemise, en ciré, ou bien affublés d’invraisemblables costumes, jongleurs, clowns, trapézistes accumulent les prouesses : sauts périlleux avec ou sans bascule, ébats amoureux sur cadre coréen, exercice de contorsion à couper le souffle quand une acrobate se plie en deux ou glisse, suspendue dans les airs, d’un anneau à l’autre, épousant de son corps chaque courbe des cercles de métal.
La pluie fait des claquettes sous le chapiteau, et les gouttes qui chutent dans les bassines et les casseroles composent un concert incongru. Les visions et les séquences se succèdent : champ de métronomes qui se couvre de blés et de coquelicots ; troupeau multicolore de parapluies qui se révoltent contre leur dompteur, l’engloutissent, le recrachent, dépouillé de tout habit ; bâche translucide sur laquelle glissent des humains aux allures de poissons ; pavillon d’hélicon qui se révèle un piège à main et à femme...
De doux rappels des bonheurs de l’enfance en élans de folie surréaliste, Plume réussit comme jamais son pari - fondre en un même ensemble le cirque et les autres arts : le théâtre, la danse, le mime, les jeux d’ombres, de lumières et la musique, jouée en direct par un orchestre de musiciens circassiens aussi doués pour le jazz et le rock que pour les percussions.
Robert Miny a composé la partition, Bernard Kudiak a écrit et mis en scène Plic Ploc. Avec Pierre Kudlak et Brigitte Sepaser, ils forment le dernier carré des dix fondateurs de la troupe initiale. Leur complicité ne repose pas seulement sur une même exigence et un même talent. Elle s’est forgée à partir d’une histoire commune. Issus de milieux ouvriers (les Kudlak sont petits-fils d’immigrés polonais, O.S. spécialisés chez Peugeot, par leur père et ancrés dans le terroir franc-comtois par leur mère), ils ont été marqués aussi bien par les grandes aventures théâtrales de l’après-68 (le Théâtre du Soleil, le Bread and Puppet Théâtre...) que par la lecture de Guy Debord. Dénonçant la société de consommation, ils sont restés les hérauts d’un art qui, s’il ne change pas le monde, cherche au moins à l’humaniser. Adeptes de la " croissance zéro ", ils ont résisté à la tentation de se transformer en entreprise internationale qui démultiplie les équipes pour présenter ses productions à travers la planète, comme le font les Canadiens du Cirque du Soleil. Ils continuent à travailler en artisans, implantés dans leur terre d’origine - Besançon -, ciselant leurs créations à leur rythme. Celle de Plic Ploc s’est étalée sur plusieurs années. Elle s’est décidée à New York, lors d’une présentation de Mélanges au Lincoln Center en 2001, tandis que, dans le même temps, George W. Bush rejetait le protocole de Kyoto. Bernard Kudiak a imaginé alors qu’un climatiseur du chapiteau se mettait à fuir, provoquant une suite de catastrophes sur scène comme dans le monde. Le propos se veut politique. Sur le plateau, il se révèle poétique. Tout le secret de Plume est là, justifiant une longévité unique dans l’histoire du " nouveau cirque ".