"N’oubliez pas la création sinon vous allez vous retrouver mort" (extrait n°10 du 5 mars 2008)
Je peux recommencer à écrire.
Depuis septembre, je n’ai pas pu écrire une ligne. Plus exactement, pas pu vous envoyer une ligne de ce que j’avais écrit…
Et mercredi 25 février, tout revient, une pêche d’enfer, l’esprit libre : j’écris 2 pages, belles, lumineuses, précises, qui racontent exactement ce que je voulais dire depuis 2 mois. Je suis si content que j’en parle à Jean-Marie (Jacquet, dit "JMJ", fondateur du cirque et présentement chef de toutes les techniques au Cirque Plume) qui, précisément, venait de m’appeler pour une question concernant la préparation de la prochaine période de recherche. Afin de lui répondre, je "réduis" mon texte en cours pour ouvrir une autre fenêtre, mais quand je le reprends (mon texte parfait…), il s’ouvre tel qu’il était au dernier enregistrement, antérieur à celui de ce mercredi… La perfection n’est pas pour les mercredis matins ! Irons-nous la chercher au jardin d’Eden ? Ironie !
J’ai donc perdu mon beau texte, qui flotte dans les limbes des mystères cybernétiques et des regrets éternels de l’informatique à l’usage des cons et des malcomprenants.
Un ami spécialiste me rassure aujourd’hui : ce n’est pas une erreur, mais un bug de mon ordi. Tu parles d’une réassurance !
Donc, je recommence.
…
Il y a toujours une angoisse autour d’une nouvelle création. Angoisse des commencements. Angoisse des origines.
Ce qui est assez curieux, c’est que cette angoisse touche également notre entourage : "Vous allez faire un spectacle sur la peinture ? Ça va être chiant, non ? Moi j’y connais rien ! Et puis on va pas chez Plume pour apprendre des chianteries comme à l’école ou chez les bobos !"
Curieusement un flottement d’inquiétude nous entoure…
Notre travail commence toujours par une réflexion. Et notre réflexion par un travail. Réfléchir inquiète. La réflexion, l’étude, le plaisir de la difficulté, la patience de comprendre ne sont pas des valeurs très à la mode aujourd’hui, on préfère la vulgarité des certitudes, l’expression des vanités, la valeur suprême de la cupidité que l’on déguise sous l’appellation "résultats". Bref, aujourd’hui, on préfère les conneries (Papy s’énerve, apportez-lui son bouillon !).
Réfléchir à un spectacle de cirque en gestation fait peur. Bosse, pense pas tant ! Fais-nous rigoler, Léon, c’est du cirque !
L’atelier du peintre nous interroge sur la représentation et sur l’art en général, nous confronte à un miroir, ce qui n’est pas toujours confortable. Quelle image se reflétera dans ce miroir ? Quelle réflexion nous offrira t-il ?
Face à cela, l’artiste tâtonne, cherche, sifflote, aime, dort, travail, tourne en rond comme un chien qui cherche sa queue. Pour ma part, je cherche des appuis dans les livres, les tableaux, la nature, la musique, en écrivant, en dessinant, en écoutant, en lisant et en me promenant dans la vie, pour trouver un passage entre l’infini des possibles dans lequel il est si facile de se noyer et le néant d’une prochaine création moulée à l’identique des précédentes.
Car si on parle souvent de l’angoisse de la page blanche, ce n’est pas avoir des idées qui est le plus difficile, loin de là : ce qui nous guette, au début d’une création, c’est un néant. Pas un néant noir ou blanc comme une page sans idée, non, mais un néant de conformisme, de répétition, de peur de faire autrement, d’angoisse de remise en question, un néant de refaire ce qu’on attend de vous ("on est un con", c’est connu), un néant de formatage à ce que vous devez être, un néant de négation de ce que vous pourrez être différent et faire différemment.
Voilà pour les autres et pour l’idée qu’on se fait d’une création.
Cependant, la vraie angoisse est celle qui est collée à l’acte de création, l’angoisse de l’origine.
Cette angoisse des commencements nous conditionne avec pertinence quand elle nous interroge sur ce qu’est un spectacle, une représentation.
Que prétendons-nous faire ? En vrai, c’est quoi une création ? Faire rigoler les gens ? Oui, mais avec qui que quoi ?
Créer un spectacle, c’est se mettre dans les conditions de commencer la vie (création = émergence d’un vivant), c’est se placer dans les conditions d’être au centre des questions de vie et de mort, de la question d’exister.
Et encore plus précisément, avec la création se pose la question d’être : une œuvre, un spectacle, est une proposition de donner à être, être avec ce qui vient de naître et qui n’était pas juste avant.
Voilà les enjeux de la création artistique : créer les conditions d’être dans ce qui est ouvert vers l’inconnu.
Sur le plateau, c’est simple et visible : sans cette question d’être, il n’y a pas de spectacle, pas de partage possible, pas d’âme, pas d’étincelles, pas de déchirure dans le temps : étincelles, conscience de l’instant, conscience de soi, conscience des autres, épiphanie !
On dirait un texte religieux, et ça l’est… Religieux = ce qui relie : nous sommes créateurs d’espaces qui relient. Espaces oniriques, comiques, musicaux, acrobatiques…
Et dans le lien émergent la conscience et l’être.
"Nous ne créons que par absolue nécessité". Cette parole, nous l’avons prononcée tout au long de notre carrière et de notre travail, souvent les artistes la prononcent. Nous ne pouvons être artistes que dans cette nécessité. Voilà notre histoire : créer et être, créer de l’être. Faire apparaître. Faire à part, être.
Cet "à part" est le lieu de la représentation.
À propos de l’art, je me pose sans cesse la question : quel référent acceptons-nous pour créer une œuvre ? À qui, à quoi nous référerons-nous quand nous créons ?
À un créateur ? Pendant longtemps, il a été la référence. C’est pourquoi la concurrence entre les comédiens et l’église était si rude.
À la mort ? Malraux disait que l’artiste crée pour riposter à la mort. Un peu court…
À l’art ? Lisez les commentateurs de l’art vivant et leurs proses vous dégoûteront.
Au corps social ? Illusion intéressante, mais qui demande une croyance en l’existence du peuple, ce qui ouvre les mêmes difficultés qu’avec Dieu (Joseph Beuys se disait "sculpteur du corps social" !).
Et si c’était simplement la vie ?
La vie, référente de l’art. On peut choisir, non ? Choisir le vivant !
Bien sûr, de la même façon qu’il faut croire en Dieu ou en "le peuple", il faut croire en la vie pour la voir. Pour l’avoir.
Ce qui est en jeu, quand on commence une création, c’est la vie et, à travers elle, l’être.
Et aussi les doutes qui sont dans le paquet !
Au-dessus des angoisses du commencement flottent celles d’être ou ne pas être suffisamment ouvert, libre, intelligent, inventif, écoutant, sensible au vent qui passe à travers notre être pour en saisir les traces invisibles qu’il laisse en passant et qui sont le sel de ce qui va advenir.
Ouvert vers le possible, cueillir au passage les graines de ce possible et les planter dans le terreau des répétitions.
Ouvert aussi aux terribles secrets du passé de l’être qui portent en partie la créativité, passage obligé pour obtenir le droit à l’existence. Créer pour avoir le droit de vivre.
Surtout créer dans le flux de vie. Pour la vie, par la vie.
Si j’ai eu besoin de passer par ce rappel du sens profond de notre métier, c’est pour ne pas me laisser engluer par les besoins de confort et de succès obligatoire, si tant est que ces besoins existent.
Tout cela ne garantit pas le résultat ! Mais en revanche, son absence nous garantirait un triste vide de sens, de joie et de partage.
Et j’écris, pour être, mes carnets interrompus. Alors je continue ?
Je continue !
Salut et fraternité, à la prochaine !
Bernard Kudlak
(*) (Citation de Daniel Sibony in "CREATION, essai sur l’art contemporain", Édition du Seuil, la couleur des idées...)
PS 1 : Quand j’ai fait lire le brouillon de cette lettre à mes associés, Robert et Jean-Marie m’ont mis en garde contre mon manque de modestie, ayant perçu dans ce qui précède une posture du type "nous autres, on fait des choses bien et vous artistes contemporains, vous faites de la merde". Ce n’est pas ce que je pense, ni ce que je veux dire (du reste, grâce à leurs pertinentes remarques, j’ai modifié mon texte.
PS 2 : la fin de "Baiji", déesse du fleuve (dans "Le Monde" du mardi 7 août).
Le dernier spécimen du dauphin du Yangzi, une espèce d’eau douce vénérée par les Chinois, a disparu, victime de la pollution et des hommes. Les extinctions de mammifères sont rares. La Déesse du Yangzi n’est plus. Le reste est à venir.
Une autre info : le Rhône est mort, du moins cancérisé au dernier degré, totalement et durablement pollué au pyralène pour plusieurs décennies, les doses font que tout l’écosystème est touché et les poissons immangeables, car devenus cancérigènes. Le pyralène se fixe dans les pierres et le fond de la rivière. La dépollution prendra plusieurs dizaines d’années si elle est réalisable… C’est un Tchernobyl français.
PS 3 : Et l’art et les artistes ?