Bourdons : c’est l’été (extrait n°13 du 21 août 2008)
Le 17 juillet 08 : voyageur impossible.
En ce mois de juillet, je rentre d’Avignon, d’une rencontre qu’organisât le Centre International pour les Théâtres Itinérants (C.I.T.I.) avec les professionnels de la profession de ceux qui font du spectacle itinérant, entendez par là qui jouent "chez eux" (sous chapiteau, yourte, camion, 2 chevaux -en fer ou à poils- et roulottes ou brouettes), plutôt que dans des théâtres.
Belle réunion.
Pour moi, l’important fut la constatation d’une transversale entre les arts et les pratiques qui va des Tréteaux de France à la roulotte de mon ami Pierrot de la Compagnie du Rideau Attelé, en passant par Les Baladins du Miroir, le Cirque Plume, et tous les autres, j’en passe et des meilleurs.
Transversale qui traverse le théâtre, le cirque, la danse… toutes les formes de spectacle vivant.
Bien sûr, entre le sur-subventionné Tréteaux de France et les petites familles dont, quelquefois, les parents se privent d’un repas par jour pour que leurs enfants puissent manger (authentique) tant la recette de la représentation (au chapeau) est faible et depuis trop longtemps, il y a une sorte d’abîme.
Et cependant, ils font le même métier : donner à être. Se donner à être. Avec la même passion, il n’est pas à en douter.
Je suis toujours un peu fébrile pendant ces rencontres : j’aurais tant envie que des choses importantes se disent et surtout que des faits importants arrivent pour reconnaître et aider les théâtres et cirques itinérants à la hauteur de leur implication artistique de création et de diffusion dans ce pays. Donc je m’énerve toujours un peu trop et cela nuit à l’exactitude méticuleuse.
Pour tout vous dire, depuis la fin de notre dernière création, je suis déprimé…
En effet, après "Plic Ploc", nous avons travaillé sur un projet de construction d’un lieu de travail pour le Cirque Plume en Franche-Comté. Pour des raisons ici et là (que je vous raconterai peut-être un jour), le projet a échoué. Et franchement pas de notre fait. Nous avions le temps de le faire avant le début du travail sur "L’atelier du peintre". Maintenant c’est passé et donc du passé ! Fin de l’espoir pour le Cirque Plume d’avoir un lieu de travail et de transmission de nos savoir-faire.
"On s’en fout, on a le chapiteau !" ai-je crânement dit quand il fallut bien admettre cette misérable réalité.
Plus tard, en avril, nous l’avons monté, notre chapiteau, à Salins les Bains (Jura), pour 4 semaines de travail de recherche de "L’atelier du peintre" (qui se sont bien passées). Je vous en dirai plus tout à l’heure (qu’est-ce que j’en ai à dire des choses, plus tard !).
Après avoir été joué 6 représentations de "Plic Ploc" dans une salle toute neuve à Gap (Hautes-Alpes), retour à Salins où Pierre (Kudlak) a tourné, sous le chapiteau resté monté, un court-métrage à partir de "Just in time", sa séquence finale de "Plic Ploc" (film qui sera finalisé en septembre). Puis nous avons joué et reçu 6 000 spectateurs pour des représentations de "Plic Ploc" au pays, 4 ans après les avant-premières (soit un total de 13 000 spectateurs pour un même spectacle dans une ville de 3 500 habitants). Voilà pour le programme de tout ce qui s’est passé sous le chapiteau.
Mais juste après les 4 semaines de recherche, il fallut ranger "L’atelier du peintre", le stocker à Rioz (Haute-Saône), dans les hangars techniques de la compagnie. Ranger "à dache" jusqu’en novembre.
Et là… le coup de déprime, ma parole ! Ça m’est tombé sur le crâne d’un coup, en regardant les rouleaux de papier, les pinceaux, les seaux, la terre… tout rangé, prêt à partir. Le matériel de répétition dans les cartons. Les cartons qui partent vers le camion.
J’ai eu l’impression qu’on emmenait tout ça à la décharge, à la déchetterie ! Qu’on bazardait notre travail, faute d’avoir un lieu pour le continuer. Ce n’était évidement pas le cas, mais j’ai ressenti cela : "Va à la décharge, cirque, tel est depuis toujours ton destin de marginal !"
Voyageur impossible, métèque de la culture… les fantômes de l’exclusion rodaient dans mon cerveau troublé.
Ce jour-là de juin, où nous mettions en carton nos répétitions et notre travail de recherche qui aurait demandé de l’air et du soleil, ce jour-là je me suis demandé pourquoi nous n’avions pas pu avoir un lieu pour travailler après toutes ces années. Pourquoi ?
Si vous avez la réponse…
J’ai donc eu un grand coup de déprime en assistant à ce démontage : il ouvrait la douleur de la conscience réelle et irrémédiable de l’impossibilité d’avoir un lieu de travail. Impossible outil de travail que nous essayons de faire naître depuis 1991 : cet impossible-là m’a envahi tout d’un coup en voyant partir les cartons et m’est tombé sur la tête comme un rail de chemin de fer de la voie qu’on ne construirait pas. Jamais. La voie droite était perdue !
Depuis 25 ans, nous rencontrons un public fidèle de plus en plus large, nous jouons partout, nous sommes reconnus dans le monde entier (j’aime bien "dans le monde entier", ça fait camembert que t’as pas encore entamé, celui qui fait encore saliver) et… aucun lieu de travail artistique, même pas un terrain équipé pour y laisser notre chapiteau !
Voilà… Conséquence de nombreux de nos choix, qui ont toujours privilégié la représentation de nos œuvres et leur partage avec un large public, à tout autre chose. Et puis un lieu de travail, nous en avons un : le chapiteau. Mais à quel prix !
Cependant, nous n’avons pas à nous plaindre, tout va bien, tout va pour le mieux même pour le Cirque Plume : nous sommes reconnus, nous tournons partout, nous sommes le cirque le plus subventionné par l’État. (Pour rappel : nous nous autofinançons quand même à 87%). "Moule coco !" me dira-t-on, "un peu de pudeur avec tes états d’âme, mon ami, dans ta situation. Regarde la plupart des établissements sous chapiteau !"
Ben justement, les extrêmes difficultés pour exister du nouveau cirque sous chapiteau me navrent et me révoltent, me traversent comme un pieu.
Au lieu de profiter de notre facilité, je tourne en rond dans cette cage, désespéré par l’impossible pari, dans notre pays de culture, de faire des spectacles de cirque indépendants et non commerciaux sous chapiteau sans que ce soit, pour la plupart, au prix de la misère des artistes et techniciens. Sans parler de la légalité au vu du droit du travail, la plupart des compagnies travaillant hors système.
Les conventions collectives auxquelles la profession doit bientôt adhérer sont loin de ces réalités…
Ce métier est encore trop souvent payé de la misère économique des artistes, 30 ans après le début du renouveau du cirque.
Le fait que ce ne soit pas le cas au Cirque Plume ne change rien à l’affaire !
Malgré les efforts des fonctionnaires dévoués au cirque en France (c’est pas un coup de brosse à reluire, c’est comme ça), le budget du ministère de la Culture qui est alloué aux arts du cirque est indigent, au regard de l’opéra et du théâtre (c’est inconvenant de le dire, mais c’est ainsi). Le cirque reste le lumpenprolétariat des arts du spectacle, alors même qu’aujourd’hui, tous les arts du spectacle utilisent les arts du cirque dans leurs productions !
Le temps du partage se fait attendre...
Nous savons que le budget de la culture n’augmentera pas de façon conséquente ! Ainsi les Français en ont décidé en élisant Bling Bling. Respectons ce choix démocratique (subventionner les riches avec le "paquet fiscal" plutôt que la culture), même si nous ne l’approuvons pas : l’enrichissement d’une poignée de possédants plutôt que l’intérêt collectif n’est pas notre idéal.
Aussi, vu cette conjoncture, la seule façon de coller au réel serait qu’au sein du service du spectacle vivant, les institutions d’opéra, de théâtre et (pour moindre partie) de danse partagent leurs importants moyens avec le cirque et le théâtre itinérant. Poussez-vous un peu, les vrais arts vachement beaucoup officiels : il y a du monde qui attend !
Il suffit d’admettre que le financement de la place de spectacle des plus riches (le public de l’opéra), d’un certain milieu culturel (le public du théâtre subventionné) baisse un peu pour financer la place des spectacles qui acceptent aussi les moins riches et les moins cultivés !
Que l’argent public aille à augmenter le partage de la culture plutôt que le partage des privilèges. Et il y a à parier qu’en terme de créativité et de diffusion, on s’y retrouve largement.
"Cette idée de partage n’en est pas une, et ce n’est pas comme ça qu’on fait une politique" me répondra-t-on.
Oui je sais, j’ai déjà entendu… mais tout ça me fout le bourdon.
25 ans de bon travail dans le cirque pour nous, et comment cela suit-il "derrière" ? Misérablement : AOC a eu les pires difficultés avec son chapiteau, Gosh abandonne, Zanzibar aussi, les Arts Sauts c’est fini, que deviennent les Désaccordés ? … et les Nouveaux Nez n’arrivent pas à passer le cap financier du coup de l’itinérance avec leur cirque. Abandonneront-ils le chapiteau ?
Il ne restera bientôt plus du cirque contemporain que des soli et des duos, pour faire reluire les programmations brillantes des lieux éclairés, et quelques festivals avec de jeunes artistes talentueux qui travaillent gratuitement à faire valoir les professionnels de la profession. Toujours soli et duos…
Si derrière les promotions des écoles nationales, il y avait les moyens d’une politique ambitieuse de développement du cirque, je n’aurais rien à dire ! Mais après les soldes, quel soutien obtiennent les jeunes talentueux du cirque pour créer des vraies compagnies ? Peau de balle ! Et les compagnies de cirque sous chapiteau, quels soutiens ont-elles pour embaucher ces jeunes talents du cirque ? Cacahouètes ! Le boulet des équipements de l’itinérance les a pour la plupart envoyé couler au fond.
Ça fait chier. Le cirque nouveau, en compagnie, sous chapiteau, va mourir, à moins de bouffer des nouilles à tous les repas et d’avoir une économie qui ne tient que sur l’exploitation gratuite des artistes et des techniciens.
Une économie de petite subsistance…
À quoi on nous rétorquera que les artistes du spectacle sont les chômeurs les plus et les mieux payés de France.
Ça fait rechier.
Dans un système économique totalement dérégulé, les artistes du spectacle non commercial sont la part misérable du système.
C’est comme la ruée vers l’or : 1 ou 2 trouvent le filon, les autres creusent, vivent, rigolent, s’engueulent, jouent, se bourrent la gueule et c’est le marchand de pioches, la mafia du casino et le tenancier du bordel du coin qui emportent la mise (toute ressemblance avec le festival off d’Avignon est le fruit de votre imagination). Mais le chercheur d’or se sent libre. Il a choisi, il est libre, comme le clochard. Libre d’attraper la galle.
Et le marchand de pioches, les maquereaux du bordel et les joueurs professionnels du casino aiment les hommes libres.
L’État a subventionné le théâtre (les salles et les productions) après la guerre, pour que le théâtre de création ne disparaisse pas sous les obligations de réalité. Il faut le faire avec des compagnies de cirque en chapiteau (les chapiteaux et les productions). Pour que le cirque nouveau ne disparaisse pas à peine éclos.
L’année du cirque (2001-2002) devait être un départ…
Aujourd’hui, où en sont les voyageurs ?
La suite du bourdon.
J’ai lu le journal de Jean-Luc Lagarce. J’ai été très touché, très ému par son journal, je l’ai lu d’une traite. Ce n’est pas fait pour me remonter le moral.
Nous habitions, enfants, dans la même petite ville : Valentigney (Doubs), le même quartier : Sous Roche. J’ai une image de lui, gamin à la sortie de l’école, passant devant ma maison, la démarche dégingandée, baissant la tête, avec ses gestes de fille, son petit frère derrière balançant son sac en faisant l’andouille. Entre la maison du Pépé Mathie et la nôtre, il y avait toujours une flaque d’eau. Son frangin marchait dedans, mais je n’en suis pas tout à fait sûr. Je me souviens aussi que pendant une année, on est allé au caté chez une dame, juste à côté de la maison des Lagarce, au bord du bois. Je me disais que ce gosse bizarre, (j’avais trois ans de plus que lui) habitait là, au bord du bois, comme chez la grand-mère du petit chaperon rouge !
Enfants, nous ne nous sommes jamais parlés. Pierre, mon frangin, a fait toute sa scolarité avec Lagarce, à une classe d’écart, à Valentigney, de la maternelle de la Novie à l’école communale du quartier Sous Roche, puis au lycée des Thales, et ensuite, à la fac de lettres de Besançon. Ils ne se sont jamais parlés non plus.
Plus tard, nous ne nous fréquentions pas, mais on se parlait. On avait choisi un métier semblable, mais parallèle. Je ne comprenais pas vraiment les problématiques de son théâtre qui m’étaient indifférentes, il était loin de mon cirque. Juste qu’on était des cabossés de Valentigney et qu’on bossait bien tous les deux. Le Théâtre de la Roulotte et le Cirque Plume étaient parmi les compagnies françaises qui tournaient le plus en France et à l’étranger, souvent sur les mêmes programmes de saison, nous avions des partenaires communs (la Coursive de la Rochelle en tête) et nous avions en grand commun l’indifférence de la ville de Besançon qui nous ignorait superbement ou pas loin ; en tout état de cause qui ne comprenait rien à rien.
Fait chier quand même. Encore ? Oui encore : j’ai le bourdon ! Je ne vous l’ai pas dit ?
Nous savions l’un comme l’autre ce que l’autre savait. Les tragédies du pays de Montbéliard, de la Peuge (les usines Peugeot à Sochaux), du protestantisme pour l’un, de l’émigration pour l’autre… coulaient dans nos veines, chacun sa dose…. Nos potes mouraient d’accidents de bagnoles, de motos, d’overdoses, de suicides et à peine plus tard du Sida.
Nous n’avions pas les mêmes orientations sexuelles. Sinon, nous nous serions fréquentés et plus si affinités !
Aujourd’hui, mon père me dit : "je la vois souvent, la mère du Lagarce, on se parle toujours bien tous les deux !". Madame Lagarce, quand je l’ai rencontrée lors de l’inauguration de l’"Esplanade Jean-Luc Lagarce" devant le Nouveau Théâtre (C.D.N. de Besançon) me dit :
"Alors c’est toi Kudlak ? T’es qui ? Bernard ?"
"Heu, oui c’est moi !"
"Je suis contente de te connaître ; je rencontre toujours ton père aux courses : on cause, on cause, on s’entend bien !"
(Enfin quand elle dit aux courses, entendez : au Super U à Valent, pas chez les Bartabas à Auteuil !)
Aujourd’hui, mon père et la mère de Jean-Luc papotent et se reconnaissent quelque chose en commun ! T’imagines qu’ils aient fait un gosse ensemble, ces deux-là, la mère à Lagarce et le père aux Kudlak ?
Je n’ose en imaginer le résultat.
Bon, résumons : l’atelier du peintre, le cirque, l’itinérance, le bourdon, l’inquiétude, la colère.
Fin juin, j’ai reçu un courriel de François Deschamps, le père d’Hélène (23 ans) qui a perdu la vie à la suite d’une chute de corde volante au C.NAC. de Chalons-en-Champagne en 2004, m’annonçant le décès par accident à la bascule le 26 juin 2008, de Nicolas Wanner, 21 ans, élève de l’école de Rosny-sous-Bois.
Envoie un mot, me dit ma petite voix intérieure, c’est ta famille, celle du cirque, famille issue de ton histoire…
Boule dans la gorge, je n’arrivais même pas à écrire un mot à sa famille. Vent dans la tête. Bloqué. J’ai bien pensé à vous… je vous embrasse ici.
Le cirque, le risque, la passion, la mort, la création, le partage, la vie : pour quelle reconnaissance effective des pouvoirs publics en faveur de la majorité des pratiques et des pratiquants de cet art ?
Laisse, va, j’ai le bourdon.
Sinon… Pour "L’atelier du peintre" et pour la première fois de ma vie, à cause de ce spectacle, je me suis mis à faire de la peinture, sur toile. Pour l’heure, de l’acrylique.
Je m’étais interdit d’approcher la peinture, de peur de me noyer dans la marmite : le pas est fait, je n’ai plus qu’à apprendre à nager !
Pour partage, voici une des toiles que j’ai faite, quelque peu en relation avec ce qui précède.
Notre ami Alfred a dit, en regardant cette toile : "Je pense que c’est Spartacus". Quoiqu’un peu christique, c’est plutôt Spartacus…
Je vous embrasse.
Bernard Kudlak