Une émotion primitive. Plic Ploc, la précédente création du cirque Plume, avait laissé le souvenir d’une beauté indicible, irréductible au langage, muette, sublime. Elle ne contait rien moins que l’inénarrable : le destin d’une goutte, pensez ! Elle était magie et notre émotion, ravissement irrationnel. Primitif. Sans voix.
L’atelier du peintre, à voir au Domaine d’O à Montpellier dans le cadre du 23 e Printemps des comédiens jusqu’au mercredi 1er juillet, travaille moins l’essence du monde (l’eau, la vie, ce genre) que les sens de la représentation d’icelui. La troupe franc-comtoise menée par Bernard Kudlak a en effet choisi de mettre en scène son évident génie circassien et sa munificence artistique dans l’espace de la création picturale. L’atelier du peintre c’est l’endroit où l’émotion, avant cela nue et primitive, se vêtit de pigments, de lignes, de perspectives, de réflexions, et se civilise. Elle devient art.
Pendant les deux heures que dure le spectacle, les treize artistes n’ont ainsi de cesse de jouer avec les références picturales, travailler avec les dimensions, fouiller la notion du cadre, s’amuser de notre rapport à la représentation figurative ou non, donner la vie aux modèles peints ou sculptés, offrir une âme aux objets inanimés... Leur alacrité est contagieuse, leur sens du burlesque irrésistible, leur inventivité jubilatoire et leur engagement artistique total. Les numéros plastiques et élastiques se succèdent sans temps mort sur des musiques on ne peut plus vivantes et libres de Robert Miny : jonglerie, acrobatie, trampoline, main à main, danse, sangles aériennes, roue allemande, clownerie... Cet Atelier du peintre a quelque chose d’un musée que l’on pourrait visiter au pif, en nous fichant des flèches au sol et du regard outré du conservateur. Voilà donc, si l’on ose dire, une suite de tableaux émouvants et mouvants, certains sont de bouleversants chefs-d’oeuvre de composition, d’autres relèvent de l’exquise esquisse et il est des toiles parfois un peu décousues. L’essentiel est d’en prendre plein les yeux ? C’est le cas.
Reste qu’encore une fois, Bernard Kudlak n’entend pas juste barbouiller des émotions sur nos rétines consentantes, il veut peindre des réflexions au plafond de nos chapelles crâniennes. Dans L’atelier du peintre, la parole a donc droit de cité... et de citer. Quitte à souligner. Quitte à dessiner au sol les flèches dont on se croyait épargné. De cette volonté de signifier naît notre légère frustration. Pas loin d’être celle de l’enfant sauvage enfin tout beau tout frais mais un poil corseté. L’entrée dans la civilisation ne va jamais sans la nostalgie de l’état de nature. Et il n’est que ceux qu’on aime qui ont l’élégance de nous décevoir parfois un peu.
Jérémy Bernède