Tabernac (extrait n°30 du 4 mars 2004) par Bernard Kudlak
Lundi 1er mars.
Mars, dieu de la guerre, premiers emmerdes.
Ssssss’ Tabernac’ d’Hostie d’Calice d’Anglais, môdit chirurgien…
Martin a les yeux mouillés.
Son genou à Martin (je vous en ai parlé il n’y a pas longtemps), c’est pas rien : c’est pété.
A Montréal, à l’IRM, ils n’ont rien vu parce que le genou était gonflé et peut être qu’il avait bougé. S’hostie d’chirurgien anglais l’a manipulé une centaine de secondes et l’a renvoyé :
Get up !! Vous n’avez rien.
Etes-vous sûr ? Parce que…
Get up garçon, je n’ai pas de temps à perdre…
La semaine dernière, Martin se lève après une réunion de travail sur le plateau, et le genou lui fait très mal, il boite, ça va pas. Le kiné du centre thermal à Salins l’envoie faire une radio, puis prendre rendez-vous avec un spécialiste du genou, médecin du sport, à Besançon.
Il ne faut pas longtemps à ce médecin pour diagnostiquer rupture du ligament croisé antérieur.
Conséquence ? 1 an d’arrêt de travail. Ciboire !!
Donc depuis vendredi, il manque à l’équipe 2 artistes et au moins 1 numéro performant.
J’ai fait chauffer le téléphone ce week-end, un peu.
Puis suis allé marcher avec Brigitte, dans la neige. Ça réchauffe. Nous avons rencontré quelques renards, et un chat forestier. Ça réjouit.
Les emmerdes, c’est froid.
Mais en général, je suis d’accord avec ce qui nous arrive : les événements sont porteurs de surprises et les surprises, de développement, de joie, d’avancées ou de malheurs, de reculades et de difficultés, mais qu’importe, c’est de la vie.
Lundi, Fred (l’équipier de Martin) est arrivé pour prendre les répétitions, car il n’avait pas pu être là dès le début pour cause de représentation avec "Les Sublimes" : c’est dans ce spectacle que Martin s’est pété le ligament, à Tours en janvier, conséquence probable d’une reprise du numéro, trop rapprochée d’un voyage épuisant. Les acrobates doivent se ménager, comme les sportifs de haut niveau. C’est pas toujours compatible avec le réel ou l’économie.
5 ans de travail… Et le duo doit poser les bagages juste à l’orée de la vie active.
Ça pèse.
Nous reprenons nos répétitions sans eux. Ils restent cependant quelques jours au chapiteau pour faire les papiers et respirer l’air sec et bon de l’hiver jurassien.
Mercredi 3 mars 2004.
Hier après-midi, nous avons enchaîné une partie du spectacle, 15 minutes. Ça fait du bien.
On sent le corps de "Plic Ploc".
De plus, c’est un exercice qui est aidant pour que chacun situe sa place. C’est un moment important de la construction du spectacle, celui-là où on enchaîne des parties (plus ou moins travaillées, du reste).
Pour le reste, c’est téléphone avec des artistes qui sont tous plus ou moins engagés dans des projets, sinon dans des tournées. Et puis nous voyons le travail des postulants : malgré l’urgence, nous devons faire le travail sérieusement.
Mais une autre difficulté pointe son nez avec notre Mimile (Patrick), batteur et personnage inénarrable, à qui lui vint dans la nuit une douleur d’épaule insupportable. Bourré d’anti-inflammatoire et en attente d’un diagnostic, on verra ce qu’il adviendra… Un mal d’épaule, pour un batteur, c’est un bien inquiétant pronostic…
En fin de journée nous avons travaillé sur la contorsion, le miroir d’eau, la fragilité d’un pas qui se pose sur lui-même. C’est joli, si vous saviez…
Jeudi 4 mars 2004.
Nous recevons cet après-midi des artistes qui postulent pour le remplacement de Martin et Fred : pour un meilleur premier contact, ils s’intégreront pour partie dans le travail en cours. Voilà… Quelques jours d’auditions et j’attends également des images d’artistes du Canada.
Pour les renards, les blaireaux, les chats sauvages qu’enfin nous rencontrons plus facilement aux détours des sentiers, c’est simple, je vous explique :
Commère nature, qui aime que toute chose vive, faisait autrefois cohabiter le bacille de la rage avec le système nerveux et les cerveaux des renards et autres mammifères.
Compères chasseurs, ceux-là qui prétendent être amants de commère nature, bourraient les terriers des carnivores, renards, blaireaux, de poisons extrêmement violents (entre autres la strychnine). On retrouvait régulièrement en forêt les boîtes des poisons abandonnées sur les feuilles. Les enfants pouvaient jouer avec les boîtes, à l’occasion.
Des braillards chevelus et irresponsables ont suggéré pendant 20 ans de vacciner les carnivores plutôt que de les tuer, en distribuant des cous de poulet contenant le vaccin dans la forêt. Les carnivores vaccinés chasseraient les carnivores malades sans être infectés.
Les gros compères de chasseurs riaient de ces citadins intellectuels et pédés (les cheveux, à l’époque !) qui, la gueule ouverte*, prétendaient connaître la nature. Pendant tout ce temps, ces gros compères de chasseurs (ou du moins certains, mais dans chaque village) gazaient les carnivores. A part la jouissance érotique que les gros compères tiraient de la vue des animaux agonisant pendant des heures (pour comprendre, relire Sigmund ou le divin marquis !), il n’y avait aucun autre effet sur la rage. Juste qu’on ne voyait plus guère nos carnivores pour cause de tentative d’extermination.
Au bout de 20 ans, on essaya la solution des chevelus d’écolos. En 4 ans, le front de rage recula et disparut du territoire national. 20 ans de perdus.
Les chasseurs ne vont plus gazer les trous de commère nature, ou moins. Et donc nous croisons régulièrement des carnivores en chasse sur la neige.
Et pour les mêmes raisons, dans une petite combe du petit bois derrière chez moi, j’ai entendu ce week-end les grands corbeaux. Je les ai vus, ils s’installent. Ils ont un croassement de fumeur de gauloises bleues Ils avaient été au bord de la disparition dans la France des années 70, exterminés par les gros compères qui n’en supportaient pas la pullulation. Les grands corbeaux ne sont pas ceux qui habitent les peupliers et que vous voyez tournoyer le soir -eux sont des corbeaux freux- non, le grand cro, c’est le corbeau des gibets et des batailles. Fossoyeurs. François Villon parlait d’eux :
"La pluye nous a debuez et lavez
Et le soleil dessechiez et noircis ;
Pies corbeaulx, nous ont les yeux cavez
Et arrachié la barbe et les sourcis."
J’adore écrire le vieux français, c’est un baume au cœur des cancres comme moi, à qui se refuse la beauté de l’orthographe.
Je vous laisse dans l’idée de la beauté d’un chat qui chasse dans la neige.
J’ai peut-être 3 artistes en moins pour "Plic Ploc" à ce jour. Mais c’est pas sûr pour 3.
Je vais au chapiteau pour la répète de ce matin.
J’espère que vous allez bien, c’est bientôt le printemps. Je vous écris dès que j’en sais plus.
Je vous embrasse.
Le jeudi 4 mars 2004
Bernard Kudlak