Joie et tristesse (extrait n°31 du 11 mars 2004) par Bernard Kudlak
Hier, en fin d’après-midi, une fine neige de mars recouvrait le paysage d’un voile. La forêt était une mariée sur le parvis de la cathédrale des futaies.
Hier soir sont arrivés les remplaçants de Fred et Martin, Kim Scully et Guyom Montels : une québécoise et un français, acrobates et sauteurs à la bascule. Guyom est aussi un jongleur. Ce couple d’artistes a travaillé avec Mark et Laura dans un spectacle intitulé "Elément cirque" qu’ils tournèrent en Amérique du Nord. Lors de l’audition, j’ai été frappé par une joie qu’ils apportaient à la compagnie, outre leurs qualités artistiques.
Hier soir, j’ai eu un coup de fil de Patrick (notre clown-percu-batteur-Maikeule Jakson) qui, au bout d’un parcours d’obstacles médical, connaît la nature de ses douleurs à l’épaule : un tendon déchiré. Trois semaines de bras bloqué, trois semaines de rééducation et le toubib garantit une épaule sans problème au bout de ce temps-là. Alors on continue ? Je pense que oui, on continue, avec cette spécificité d’un artiste qui mimera son action et ne pourra être entier que dix jours avant la première. Mais on continue.
Pourquoi ? Parce que !
Hier matin plus rien au nourrissage, pas eu le temps d’acheter les graines. Seul, le rouge-gorge, enfin peinard, traînait son écharpe sur la terrasse. Puis est venue une mésange noire, rare ici, comme attirée par l’absence de ses cousines, habituelles visiteuses de l’endroit.
Nous avançons dans la création. Même un cadeau, une révélation d’ombre, est venue nous offrir la surprise d’un nouveau tableau, non prévu : "la plage". C’est Fabrice, notre créateur lumière, qui me dit "Regarde l’ombre sur la toile, on devrait tendre un voile". Cadeau ! Et aujourd’hui, c’est transformé en un moment de spectacle comme Plume en a le secret.
Et un autre moment tout à fait prévu ne se fera pas : la bulle d’eau, magnifique, étrange, résonnante, possible quelques minutes, avec un corps à l’intérieur, qui rappelle les souvenirs aqueux de notre archaïque développement.
Bref, une réussite la bulle d’eau ! Mais nous ne la ferons pas… Car comme une véritable goutte d’eau, celle-ci s’étire, s’étire, lentement va chercher le centre de la terre. Et au bout d’une dizaine de minutes éclate, perd les eaux et la petite contorsionniste à l’intérieur est expulsée dans le monde réel et froid des répétitions hivernales. Si seulement on faisait du cinéma, ce serait dans la boîte ! Mais nous n’avons pas les moyens de faire éclater une bulle d’eau chaque jour de représentation.
Cette période de travail est la période des choix. Et des frustrations : telle chose est possible, telle autre non. Nous abandonnons également l’immense rond de cloches, pour la raison que nous n’arrivons pas à tout concilier sur le gril technique (éclairage, accroches, goutteurs, tuyaux, poulies…).
Choisir, c’est perdre pour gagner : nous choisissons, une à deux fois par jour de travail, radicalement.
Et l’ensemble prend forme.
Enfin ! La troupe est au complet aujourd’hui, jeudi, pour la première fois depuis le début des répétitions. Sept semaines avant la première…
L’échéance du début mai nous paraît une idiotie, jamais nous ne serons prêts. Comme toujours. Puis nous serons prêts. Enfin peut-être ! Comment "peut-être" ? Oui, parce que c’est court ! Arrête ! Vous bossez depuis déjà un sacré moment ! Tu parles : réaliser c’est différent ! Et puis il faut tout apprendre. T’affole pas, c’est pas le premier spectacle. Ben justement… etc... etc…
Mais l’ambiance est plutôt bonne. Pas de stars, pas de caractériels. Une équipe. Juste une équipe. Et qui bosse dure.
Chaque jour nous trouvons et fixons au moins un moment du spectacle, sauf lundi, où on a ramé. C’était pas agréable, lundi…
J’écris pendant que l’équipe acrobatique travaille un moment charivarique "skaramakaï" (sic), que les musiciens répètent dans leur cabane, et que Robert écrit les parties d’un chœur qui sera chanté en passant le balai et la brosse.
Puis il y aura une pause et ce soir, vers 18h30, il y a "entraînement bascule". Puisque tout le monde est là, je vais aller voir.
Nous passons nos journées dans le noir du chapiteau, c’est quand même bizarre. Pour supporter cette obscurité combattue par le soleil pâle des projecteurs sur le plateau, il faut un peu de lumière à l’intérieur, sinon tu sèches.
On est un peu des mineurs, mais les coups de grisou, quand il y en a, c’est comme la lumière, c’est à l’intérieur.
J’apprends que des ordures ont commis plusieurs attentats contre des trains de travailleurs à Madrid. 200 morts, un millier de blessés.
Je pense à cet ancien du groupuscule italien "Lotta Continua" (merde, je ne sais plus son nom, mais vous avez de la culture, vous remplacerez les noms manquants) qui disait : "Au début on était prêt à donner sa vie pour la cause, puis rapidement ce sentiment s’est transformé en : être prêt à tuer pour la cause".
Si ces gens qui ont commis ces horreurs indignes, sauvages et révoltantes, sont capables d’un aussi grand crime dans un pays démocratique, de quels crimes seraient-ils capables en accédant au pouvoir ?
Le romantisme du rebelle, du résistant, masque souvent la réalité du bourreau, de l’assassin, du pervers total. Les poseurs de ces bombes sont de cette catégorie : des fous. Et si c’est E.T.A., ils ont supplanté en horreur les crimes franquistes. Excusez-moi cette comparaison idiote et de mauvais goût. L’horreur ne se compare pas, elle se combat. Mais pas par les mêmes méthodes.
Comme tout le monde, je suis figé de honte pour notre race humaine.
Comme souvent.
Est-ce que je peux dire, après cela, que ça m’énerve toujours d’entendre qu’on doit faire financer la culture (ou plutôt le cinéma et le spectacle vivant) par les caisses de chômage, et que personne ne parle jamais de faire aussi payer les fonctionnaires, les militaires, les professions libérales, l’argent de la spéculation et autres ?
Je ne vois pas pourquoi seuls les salariés, les prolos et les entreprises doivent financer l’intermittence. Je répète ce que je disais il y a quelques mois (texte n°24 du 7 juillet 2003 titré "Avec l’impôt culture : la fête qui dure !") : "Vive le système de l’intermittence financé par un impôt culture genre CSG. Un impôt équitable, pas par les cotisations chômage".
Cause toujours…
Pour finir, c’est bientôt les élections : allez voter ! Si les salauds qui ont fait cela, ou leurs semblables extrémistes violents de tous bords, prenaient le pouvoir, les élections, on les regretterait amèrement.
La liberté ne s’use que si on ne s’en sert pas.
C’est con, mais les attentats, qui ont eu lieu à Madrid, ont bien eu lieu en Europe, et en Europe, c’est chez nous, non ?
Plein d’émotion et de compassion pour les victimes de ces attentats, je vous quitte tristement.
A bientôt.
Le jeudi 11mars 2004
Bernard Kudlak