Musique en héritage (extrait n°9 du 24 octobre 2002) par Bernard Kudlak
Aujourd’hui, c’est "novembre".
Voici ce que nous rapporte une amie : "Dans le milieu, (NB : …du spectacle) encore une fois j’ai entendu dire : "De toute façon, Plume…euhh pff…c’est un spectacle populaire".
O le délicat silence des lourdes portes d’airain se refermant sur le caveau de nos espérances.
De toute façon on va faire "Plic Ploc", un pff... spectacle populaire. Pourvu qu’on ne fasse pas seulement ploc !
De toute façon, il faudra qu’on en parle, à perte de mots, de la notion de spectacle populaire, du mépris et de la peur. Mais pas pour aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est l’émotion.
De toute façon, on entendra encore et toujours jouer Bach ou Beethoven par l’orchestre d’Auschwitz. Combien nous faudra-t-il de poésie et d’amour pour ne plus l’entendre nous rappeler notre brillante civilisation ?
De toute façon, j’ai là un petit poème. Pour me consoler. De cette musique en héritage.
De toute façon, c’est idiot, mais ça me touche toujours les commentaires, comme si c’était si important.
Une buse toute blanche, venue de Sibérie, se pose sur le vieux saule sec à coté d’une boule de gui.
Autrefois, un de mes amis, plus âgé que moi et qui me faisait grande impression, avait une obsession : casser la gueule à Aragon. Il ne supportait pas de tant aimer sa poésie. Et que l’autre, le poète, ai tant aimé le parti de l’horreur rouge. Cet ami-là, drôle, tendre et généreux, anar, situ, l’œil noir, le nez camus, habillé comme un corbeau, logé dans un appartement entièrement peint en noir, n’a jamais cassé la tête à personne, ni Aragon, ni Guy Debord. Il est parti discrètement. Mort. Alcoolique, un peu de désespoir et de beaucoup de cancer.
De toute façon, que voulez-vous, c’est la vie, cette musique en héritage.
Je dois bien avoir un petit poème pour me consoler. Ou l’odeur des clitocybes nébuleux que l’on appelle ici "gris de sapins".
Etes-vous allé dans la campagne, autour de Verdun, où dans chaque pâture il y a un homme mort debout contre un autre homme mort debout, à perte de surface ?
Une certaine idée de la paix des pâtis.
Les entendez-vous chanter, encore ces jeunes hommes là, cette armée de fantômes serrés les uns contre les autres, debout les uns contre les autres ? On a tous nos Sibéries.
Toutes ces musiques en héritage.
Maman, me parlait, cet après midi (nous cherchions des champignons dans les sapins) d’un poème que j’avais appris à l’école qui disait "le son des sabots dans les cours". J’ai connu ça, me disait-elle, le son des sabots dans les cours. Une autre musique en héritage.
On doit bien avoir aussi celle -de musique en héritage- qui nous console.
Puisque je suis d’humeur joyeuse, je vous livre quelques autres réflexions sur ce qu’on attire comme projections quand on se permet de faire -et bien faire- ce qu’on veut, et qu’on s’en donne les moyens.
Aux avants premières de "Mélanges (opéra plume)", nous n’étions pas prêts, autant que faire se peut. Mais le rendez-vous était pris, et nous avons présenté notre travail en public. Beaucoup furent plus déçus qu’étonnés. Quelques-uns apprécièrent une nouvelle façon. Il y eut des enthousiastes. Les vrais amis projetaient ce que ce spectacle deviendrait. Par habitude.
Ce qui m’a surpris, agacé, puis attristé un peu, que j’ai bien compris -pour l’avoir déjà éprouvé, d’une autre façon, mais pour les mêmes raisons- ce sont les réactions d’une certaine catégorie de personnes, plutôt du milieu du spectacle bisontin, dont les critiques assassines laissaient percer un vrai "ouf" de soulagement : "C’est vraiment naze. Plume est mort, enfin ! Couché, ça suffa comme ci !"
Je dois dire, pour la compréhension, que telles ou telles vacheries firent écho en moi, tant elles furent reprises par une haute voix intérieure, critique et malveillante, une belle voix forte qui me chuchotait -en criant- à l’oreille : "Je te l’avais bien dit, connard, pour qui tu te prends ?"
Ah, cette voix familière des névroses de classe ! La seule qui donne de l’importance aux méchancetés des autres : "Continuez, vous ne ferez jamais aussi méchant que moi dans ce domaine" disait la voix.
Une musique en héritage.
Ensuite, nous avons continué le travail, et "Mélanges (opéra plume)", une fois en place, a été un grand succès publique et critique. Par ailleurs, il n’est pas impossible que nous ayons perdu, dans l’achèvement, quelque chose d’essentiel de la représentation initiale.
C’est à l’issu de ces représentations que je me suis juré de ne plus créer de spectacle dans un temps aussi court. Et c’est grâce à l’aiguillon de ces jalouses voix critiques (extérieures et intérieures) que nous avons changé de méthode. Qu’elles en soient remerciées (dans tous les sens du terme, après tout, finissons-en avec ça, si c’est possible !).
Quelquefois, nous nous sentons diminués par le succès des autres. Comme si, de voir accompli par un autre ce que nous rêvons de faire, creusait notre vide identitaire.
Il reste à savoir comment on retourne ce sentiment si désagréable et si humain. En le transformant en carburant pour avancer dans notre vie ? Ou en le laissant creuser ses trous, jouissant du processus mortifère ? Ou les deux à la fois ?
Je me souviens combien l’acteur Patrick Deweare, que j’admirais beaucoup, me faisait projeter de sombres discrédits sur ma personne. Il était beau, rebelle, gauchiste, acteur et en plus pianiste talentueux. Il vivait dans un milieu brillant. Avec ça, que me restait-il pour vivre ? Chacun de ses talents éclairait la misère de l’absence des miens.
Il fait aussi partie de mes musiques en héritage.
Quand ce sentiment critique prend la place de l’analyse et de la puissance, dans ma tête comme dans celle de mes congénères, c’est le désert. Et plus rien ne se crée. Rien. Il n’y a que Savary qui dit écrire la critique d’un spectacle avant de monter ce dernier pour savoir ce qu’il y mettra. Bouffon ! C’est pour ça qu’on l’aime bien, le camelot.
On ne peut créer des spectacles que de l’intérieur. Pour des raisons essentielles.
La forme dépendra de ce qui nous est possible, de nos forces et de nos limites. Mais sans nécessité, il n’est pas de spectacle qui tienne.
De toute façon, tout spectacle dépend de nos musiques en héritage. Mais il en est des milliers et toutes ne sont pas de ce "novembre" là.
Demain, l’optimisme.
A demain.
Le 24 octobre 2002.
Bernard Kudlak