Coup de blues (extrait n°7 du 4 octobre 2002) par Bernard Kudlak et Robert Miny
Coup de blues d’un maestro fatigué en fin de semaine. Mercredi, pédalage d’une équipe en tout petit effectif. Nous décidons de "lâcher" jeudi et vendredi.
Pour ma part, je suis absent de la recherche cette semaine : pour l’heure, je dirige à Belfort des répètes pour "Variété" de Mauricio Kagel (Sylvain Decure, un des artistes de ce spectacle, s’est blessé en Grèce avec la compagnie A.O.C., et c’est David Ferrasse qui le remplace. J’avais contacté David il y a un an pour participer à cette création, mais il n’était pas libre.)
En revenant de cette répète, j’entends sur une radio ("France Cul", mais je n’en suis pas sûr) un écrivain albanais (Kadaré ? Je ne sais pas…). Toujours est-il qu’il parlait d’un metteur en scène, directeur d’un théâtre d’une ville du nord du pays, qui vit dans la clandestinité et dirige son théâtre depuis sa cachette. Pas hier sous Henver Hodja. Non ! Aujourd’hui, sous personne.
Pour des raisons politiques ? Que nenni : parce qu’un de ses neveux a assassiné à Londres un homme d’une autre famille. L’assassin est en prison psychiatrique, et le metteur en scène doit être exécuté pour obéir à une loi du sang. La vendetta. L’écrivain appelait de ses vœux un état de droit pour arrêter cette horreur.
Allez, encore un détail : pour satisfaire les coutumes tribales, on exécute aussi les enfants. Dans ce pays des aigles, la loi du sang estime qu’une vie d’enfant "vaut" trois vies d’adultes. Ce qui fait qu’au moins mille enfants ne peuvent pas aller à l’école et se cachent. C’est en 2002, à moins de 1000 bornes de chez moi à vol de corbeau. En Europe !
Est-ce qu’on met ces abominations dans un spectacle de cirque en construction ?
Ça me travaille cette histoire, le spectacle doit être une résistance à la barbarie.
Une belle histoire pour nous apaiser : Christophe Belzung est un handicapé mental. Ecrivain. Adolescent, en 1984, il a publié un livre d’aphorismes "Une Trajective" (Editions Vent Terral), et Bob, notre maestro, a commis quelques illustrations calligraphiques pour une prochaine réédition.
Voici un texte de Bob sur les gouttes d’eau suivi d’un de ces aphorismes qu’il a illustré.
Il suffit d’une seule petite fuite, d’un simple goutte à goutte pour vous faire basculer dans un nouvel univers :
La mesure d’une durée, sa démesure,
et que la musique commence...
Septembre 1992. Nous étions à Utrecht, avec le cirque.
Ce jour-là, il pleuvait.
Une pluie fine et dense comme il en pleut dans ces pays-là,
au début de l’Automne.
Bien à l’abri dans ma caravane, assis sur le lit, je dessinais,
penché sur une phrase de Christophe que je tentais d’illustrer.
De temps à autre, le crayon levé, je m’arrêtais,
perdant le fil de mon petit boulot,
pour me délecter de cet instant paisible, au chaud du nid,
avec le bruit de la pluie sur le toit…
Il pleuvait beaucoup.
Dans cette atmosphère de cocon, ma rêverie fut subrepticement alertée par un petit bruit régulier, distinct,
d’abord incompréhensible… jusqu’à ce que, levant le nez, j’aperçus une goutte d’eau tombant paisiblement
du lanterneau sur le lit, à cinquante centimètres devant moi.
La qualité du son, et son apparition, me firent entrevoir, instantanément, comment cette jolie clepsydre était,
dans un premier temps, restée parfaitement silencieuse :
les couvertures avaient simplement absorbé les gouttes
au fur et à mesure, étouffant leur chute jusqu’à l’instant précis où le son était devenu perceptible.
A présent, le matelas était à cet endroit suffisamment détrempé
pour que l’on pût entendre ce bruit d’eau tombant sur l’eau…
Ma rêverie venait de basculer en compte à rebours.
Dehors, il pleuvait toujours.
Le bruit de la pluie sur la caravane, si paisible l’instant d’avant, était à présent chargé d’une menace,
tendu comme un roulement de tambour.
Il allait falloir sortir, stopper l’infiltration, bâcher ?..
Il allait falloir se mouiller.
Force m’était de constater
comme l’avait dit Christophe…
Robert Miny
Pour finir cette missive je dois vous avouer que je manque sérieusement de rigueur, et mon cerveau se ballade un peu à sa guise.
Ce dernier week-end (29 septembre 2002), j’ai assisté à "Jeune Talents Cirque" le dimanche au théâtre de la Cité Internationale de Paris. Les artistes ont présenté un travail de qualité.
Vincent Berhault a présenté un moment de jonglage sans objet de toute beauté, servi par un personnage attachant et toujours juste, et Camille Boitel un solo (ainsi était-il présenté) qui m’a enthousiasmé. Un travail autour du livre de Job.
Il commence avec un désopilant moment clownesque : un Job-clown en robe, qui se débat avec deux tréteaux et un rouleau de lattes destinés à construire un banc de foire. Grand moment hilarant qui finit avec un tas de tréteaux emmêlés (le tas de fumier du pauvre Job). Jusqu’ici tout va bien. Enfin presque, parce qu’au début, j’ai cru qu’il était une fille (j’ai vite rectifié). Tout en rigolant, me venait en tête l’idée d’une chose lue il y a quelque temps. De mémoire : l’Eternel fond sur Job, le persécute, est cruel, vicieux, colérique, agit comme un sale type en somme. Pourquoi ? Pour que Job ne se noie pas dans son amour infini, suppose Daniel Sibony.
Le Job-clown a fini son tas. Le jeune clown acrobate s’avance et se tient debout à la face, le visage tourné vers cour. Qu’attend-il maintenant ? D’une invisible secousse il est jeté à terre, sur le dos.
Là, ma mémoire et ma confusion mentale viennent au secours d’une immense émotion : je vois un ange propulser le pauvre job qu’immédiatement je confonds avec Jacob.
Mais je vois l’ange.
S’en suit un combat avec cet ange, acrobatique et extraordinaire. Camille vole, sursaute, s’arrête et repart au combat, est effleuré, battu, enlevé, soulevé, jeté par l’ange.
Il résiste avec pugnacité, courage et foi, puis enfin s’apaise.
Dans ma tête, je mêle allègrement Job-Jacob-Camille-prophète-homme-femme, qui se cherche et se bat. Mais sans m’en apercevoir. C’est plusieurs jours plus tard que je pris conscience de cette méprise et de ce mélange de prophètes.
Je suis confus de cette confusion. Mais un moment de honte est vite passé : cette confusion m’a permis de voir un ange. C’est pas tous les jours.
Et pas tous les jours non plus qu’on rencontre un artiste doté d’un tel talent.
Le 4 octobre 2002.
Bernard Kudlak