Sébastien Chabard
Bientôt vingt ans que le cirque Plume balade à travers la Franche-Comté, la France et le monde sa vision intime et universelle d’un art du spectacle dont il a redéfini les codes, éclaté les limites. Ce pionnier du nouveau cirque, toujours animé par ses fondateurs, présentera début mars à Besançon Récréation, un précipité des six spectacles enchaînés sans souffler depuis 1983. Une façon de poser les bagages, de faire le ménage avant de repartir vers de nouveaux champs de création. Remplumé.
La Furieuse file en bas, au pied de l’atelier vitré, mugissement doux qui surligne en premier plan la force tranquille des premiers musclés jurassiens. Un petit bout de " brousse " d’où part l’une des plus belles aventures artistiques franc-comtoises, celle du Cirque Plume.
Mugissement doux, rébellion esthétique, l’univers de La Chapelle-sur-Furieuse, près de Salins-les-Bains, sied aux frères Kudlak, Bernard et Pierre, deux des créateurs d’un groupe refondateur sur les épaules duquel pèse la genèse partagée du " nouveau cirque ". Né dans le fracas punk antigiscardien, Plume s’est d’emblée distingué de ses pairs par ses spectacles bulles de tendresse, d’humour, de douceur. D’humanité : " On n’a pas de message, de mission. On apporte aux gens des opportunités de bonheur ", résume Pierre Kudlak. Un esprit entretenu par ses neuf fondateurs (la plupart sont encore là), qui attire les artistes agrégés le temps d’une pige, d’un ou de plusieurs spectacles. Passé par les roides shows d’Amérique ou du Japon, arrivé chez Plume en 1998, le jeune acrobate Christophe Carrasco confiait, lors du passage du spectacle Mélanges à Dijon en novembre, son bonheur d’être entré dans une " référence " : " Ce n’est pas un cirque de paillettes. On retire tout le bluff, pour être plus sincères. J’ai trouvé une chaleur humaine incroyable, qui m’ouvre l’esprit, m’aide à aller vers l’essentiel. " L’Aveyronnais bâti en Popeye prolonge son bail pour Récréation, rétrospective dynamique de dix-huit ans et six spectacles, inventaire avant réflexion et travaux de recherche pour décoller vers de frais horizons. " On avait besoin de prendre cinq mois de recherche, explique Bernard Kudlak, mais on n’avait pas les moyens financiers de s’arrêter. On a une entreprise qui marche bien, mais qui est à la merci du moindre pépin. Comme c’était l’année du cirque, on n’avait pas les moyens non plus de lancer une nouvelle création, donc on a créé un événement faisable pour nous, qui tournera une année, avant le nouveau spectacle en 2003. "
Ni patchwork ni tour de piste copié-collé, Récréation devrait apporter la preuve que les six épisodes passés participent d’une seule histoire. D’une seule volonté, " poétiser la vie ", portée par tous les membres de Plume mais synthétisée, à la fois intellectualisée et mise en pratique, par Bernard Kudlak, leader du collectif, constructeur des spectacles et d’une " unité stylistique " sur laquelle chacun est incité à broder ses idées. Il en est ainsi depuis le début, avant même la naissance de Plume. Étudiant à Besançon à la fin des années soixante-dix, Bernard Kudlak partage alors la résistance artistique à l’anesthésie générale, s’ébroue dans le bouillon potache entre théâtre, musique, marionnettes, troupes éphémères et fanfares espiègles telles Léa Traction où se croisent et se rencontrent déjà son frère Pierre, sa femme Brigitte, Robert Miny, pianiste de jazz, accordeur de pianos et futur maestro de Plume. Tous présents en 1980 sur les bords du lac de Châlain à la Falaise des fous, festival qui annonce le renouveau des arts de la rue. Bernard Kudlak passe marionnettiste professionnel au théâtre des Manches à Balai, où il découvre le cirque. Il monte avec Guy Boley la Famille Barbizier et le Cirque Amour - deux troupes de théâtre de rue -, se brouille, part créer une autre troupette, la Gamelle aux Étoiles, avec Pierre et Brigitte. Tout en restant dans la fanfare. En 1983, la Gamelle et Léa Traction fusionnent, intègrent le jongleur Vincent Filliozat. Le Cirque Plume naît en décembre : " Le premier spectacle, Amour, jonglage et falbalas, a été joué sous le chapiteau des Manches à Balai ", se souvient Bernard Kudlak.
Tout se décide quelques mois plus tard : " J’avais essayé de construire une tournée, il y avait une douzaine de dates, On s’est réunis, j’ai dit : "On rêvait de changer le monde. On le fait maintenant, ou pas." Et j’ai proposé que l’on monte un cirque. " Tous acceptent, sauf Robert Miny : "Ce que je voulais, c’était du festif. Un cirque, un chapiteau, ça me paraissait lourd. Les autres ont dit qu’ils s’occupaient de la gestion, alors j’ai changé d’avis." Le groupe trouve son équilibre, avec quatre professionnels et quatre membres pour lesquels Plume est une bonbonne d’oxygène à côté du boulot. " Au début, on ne gagnait rien, reconnaît Pierre Kudlak, mais à aucun moment je ne me suis angoissé, on était libres. " Vite, Plume tourne à travers la France, séduit au Festival d’Avignon en 1986. Les chapiteaux se succèdent, peaux de mues qui croissent avec le succès. La reconnaissance parisienne et donc nationale arrive en 1990, avec le spectacle No animo, mas anima (" Pas d’animaux, mais de l’âme "). La même année, Plume devient SARL " à la demande de l’État, pour avoir la licence d’entreprise de spectacles ". L’administration est confiée à des pros, à mesure que l’effectif se gonfle pour atteindre aujourd’hui 45 salariés et aligner une batterie de dix semi-remorques, " plus que la moyenne des entreprises de transport ", souligne Bernard Kudlak, qui peste contre la précarité économique d’une passion collective soumise au rendement et au flux tendu : " Toutes les salles de théâtre appartiennent à des collectivités locales, sauf la nôtre. On reçoit 13 % de subventions, mais qui vont sur le spectacle, pas sur la salle. " Confortablement doté, soutenu par les collectivités comtoises, Plume voudrait un peu plus de sérénité financière pour recharger les batteries d’un projet artistique qui reste le ciment. " Si on voulait, on pourrait embaucher 15-20 artistes, les faire tourner, et encaisser 3 000 000 francs chacun par an, mais ça ne nous intéresse pas, affirme Jean-Marie Jacquet, l’un des fondateurs. Ce qu ’on veut, c’est le contact, être au centre, acteur. "
Garder aussi l’esprit de convivialité et de tolérance qui tient à chaque tournée - " ce petit village où on a l’avantage de tous se connaître " (Robert Miny) - et aide à supporter l’éloignement familial et les pieds dans la boue. Préserver ce goût de la perfection bancale, de l’improvisé calculé, ce que n’avaient pas compris les émissaires de Las Vegas venus acheter un show frenchy à ressasser au poil près : ils furent poliment mais fermement éconduits par Pierre Kudlak : " On est là pour créer, pas pour faire ". dit son frère. Maintenir le cap sur une ambition présente dès le premier spectacle, et sans doute avant, dans la tête de Bernard Kudlak : " On n ’était pas dans le courant de la mode de l’époque, celle de la violence mise en scène. La violence est partout, pas besoin d’en rajouter. Ce que je cherchais, c ’était construire une relation entre les gens et la troupe sur des instants forts, des étincelles privilégiées." Pierre Kudlak croit, lui, à " l’identification forte " du public avec les artistes : " II y a des spectateurs qui nous disent, après : "Moi aussi, j’arrive à faire ça." Le cirque, c’est ça, arriver à être enfant, ce sentiment très puissant. " Du " on dirait que je serais ", du " t’es pas cap’ " qui fait ressortir d’un spectacle de Plume le cœur bondissant, le pas léger, l’envie de prendre son vélo, une paire d’ailes poussiéreuses, une gabardine en cuir râpeux, et enchaîner les saltos sur un trampoline à la manière de Jacques Schneider, l’ange grungy qui porte sur ses épaules la " petite perfection ", Cendrillon/Cosette héroïne de Mélanges, le dernier spectacle de Plume.
Mélanges, symphonie siphonnée où le burlesque, la gravité et la tendresse se croisent dans un même plan, sur une scène en strates où la rétine spectatrice doit se mettre au format cinémascope et l’oreille en haute définition pour capter l’invraisemblable richesse d’éléments visuels et sonores d’un conte fêlé fellinien. On y croise des réminiscences de Péter Pan, un fou glabre qui travaille des chapeaux, une danseuse contemporaine écrasante de beauté, des bouffées de hip hop et de capoeira, une trapéziste bubble-gum, un acrobate lubrique, un accordéoniste surréaliste et un guitariste hendrixien, des polyphonies féminines et du rock-blues seventies. Chacun trouve sa place, se percute, se frôle, s’attendrit, émeut, se rassemble en scène pour un ballet final sensuel seulement accompagné du souffle des " pouets ", klaxons délicats accrochés au corps, témoins graciles d’une alchimie. " Avec Mélanges, on est arrivés à la fin d’un certain nombre de choses ", analysait Robert Miny. Un palier dont d’autres feraient volontiers leur sommet. L’ascension n’est pas finie. Elle promet. Petit sourire comme un coin ironique planté dans la noirceur du monde, Pierre Kudlak, 44 ans, est le gérant bénévole de Plume, et toujours acteur. Elevé comme son frère à Valentigney, près de Montbéliard où leur père était ouvrier chez Peugeot, il a appris la musique et le bénévolat à l’harmonie municipale, puis laissé pousser ses cheveux et préféré Led Zep au chant du bugle. " Dynamique ", " pratique " sont ses mots clés : " je ne suis pas un thésaurisateur. Le trésor, il est déjà en nous, mais on ne sait pas l’exploiter, le restituer. Il faut aller voir où il est, aller de ce particulier à l’universel. " Humain et simple, comme son rêve : " Un one man show qui s’appellerait Portrait d’un homme remarquable. Et à la fin, chacun s’apercevrait qu’il est un homme remarquable. " Bernard Kudlak Son front courbe et lisse semble une lentille de télescope braquée en permanence sur des univers inconnus : nous. Créateur inextinguible, qui laboure les arts comme il sculpte son jardin, Bernard Kudlak voit dans Plume la réponse d’une génération " qui avait 20 ans en 1974 ", étouffait sous " Giscard, Peyrefitte, Marcellin ". " On ne se sentait le droit à rien. Les échappatoires, c’était devenir fou, se tuer ou créer. J’ai beaucoup d’amis qui ont laissé leur vie en essayant d’échapper à la mono-industrie. Moi, ça a été cette nécessité de poétiser la vie, pour ne pas crever. ". Passionné par la dramaturgie, la mise en scène et en formes, il retrouve la lumière des projecteurs exceptionnellement pour Récréation, à 47 ans, après sept ans d’absence : " mon projet n’est pas de redevenir artiste. " L’envie est ailleurs, partout.