L’Autre Journal
11 avril 1991

Un cirque nommé Plume

Ariel Camacho

Conversation avec Bernard Kudlak, auteur du spectacle No animo mas anima.

JPEGApprocher approchez mesdames et messieurs, voyez comment on peut s’amuser à faire le géant ou le fildefériste, le jongleur ou le trapéziste avec la même grâce que le chat jouant avec un papillon. Quinze artistes
qui sont aussi musiciens, un spectacle poétique pour tous.

En 1984, le Cirque Plume est né de la rencontre de comédiens, de danseurs et de musiciens. Notre point commun était le désir de faire de la musique. Autodidactes, nous avons tout appris sur le tas, seuls deux d’entre nous ont fait l’école du cirque. Pourquoi avons-nous choisi le cirque pour nous exprimer ? On est partis de l’idée d’utiliser les outils et l’espace d’un spectacle populaire : d’une part, le chapiteau, les gradins. Le cercle de la piste et, d’autre part, l’esprit qui lie le côté itinérant, la magie et l’histoire - qui est aussi celle des hommes puisqu’on trouve des sculptures de jongleurs à l’intérieur des pyramides. Notre spectacle ne fait en aucun cas référence au cirque traditionnel qui s’est, au fil du temps, figé, folklorisé. Mais le cirque en tant qu’expression est à défendre, car il fait partie des racines de nos arts, il est le médium que l’on a choisi pour faire de la poésie. Nous utilisons l’espace, les sons, les corps, comme nous écririons un poème. Notre motivation est la même que celle qui pousse un conteur à raconter, un peintre à peindre, un enfant à dessiner. Ce que le temps a gommé, c’est la richesse d’expression que le cirque transmet. Y’en a marre de l’image du vieux saltimbanque de Baudelaire frappé par la misère et le destin ou qui patauge dans la boue. Y’en a marre aussi des américonneries hollywoodiennes du style le plus grand chapiteau du monde, les cirques qui flambent…Mais qu’on le veuille ou non, le public est encore imprégné de cette imagerie.
Dans notre spectacle, on exprime simplement notre humanité, par l’exploit sportif. J’ai souvent dit que l’on faisait du cirque pour ne pas devenir adultes, pour garder une parcelle de nos rêves d’adolescents, pour ne pas vivre comme des cons. La cohérence de "No animo mas anima" - notre spectacle - tient aux liens qui unissent les numéros les uns aux autres ; l’unité est notre raison, il n’y a pas de petits ou de grands numéros, il y a des respirations, des silences, des temps forts... Pendant deux heures, on tire un fil qui amène le public petit à petit sur notre chemin, où le corps s’exprime avec poésie, touché par les rayons de lumière, convulsé par la musique. Starobinsky disait que "l’acrobatie au cirque est un corps rédempté", on peut monter des femmes et des hommes nus sans que cela soit choquant. Les rôles hommes-femmes se confondent par l’humour. Le dompteur du cirque Plume n’est pas celui qui dresse l’animal, c’est l’homme, sa moustache a fait place à une queue de cheval, son costume blanc s’est volatilisé. Il est quasiment nu face à la bête qui deviendra grâce à son dressage un parfait danseur. Lui-même, une fois la besogne accomplie, tombera le fouet pour se muer en danseuse, et ils termineront pas un pas de deux. Lorsque Christine évolue sur son trapèze, les cordes se meuvent comme des être vivants qui s’enroulent autour de son corps. Le balancement et l’effleurement de ses gestes sur les grands carillons faits de morceaux de bois et de métal, disposés de part et d’autre du trapèze, déclenchent des florilèges de sonorités étranges à l’atmosphère sensuelle. Ce que fait Christine n’est pas un exploit, c’est une partie de son âme qui se dévoile. Notre source de création, on la puise dans notre vie quotidienne, dans la culture que l’on s’est forgée : littéraire, cinématographique ou musicale, mais ce qui nous influence le plus, c’est la nature. Nous sommes avant tout des ruraux. Notre pays, c’est la campagne de Franche-Comté, les petites montagnes, les bois et les nombreuses rivières. Quand j’écris un spectacle, c’est en sachant que dans mon jardin il y a trois sortes de couleuvres, des crapauds accoucheurs et toutes sortes d’autres animaux. Je sais où ils sont et où ils habitent. Ma culture est faite de nature, on a oublié ces choses-là et pourtant c’est la vie, il a y a cent mille espèces de fleurs, cent mille connes, comme dit Léo Ferré, mais c’est ce monde qui m’intéresse et que J’aime, pas celui des autoroutes. Je pense que nous nous trouvons au tournant d’un mode de vie qui se dirige droit vers l’univers urbain, les paysans désertent les campagnes qui se transforment en réserve.
Je ne dis pas cela par passéisme ou babacoolisme mais parce que le danger est réel. L’oubli c’est ce qui guette chacun de nous. Comment ferions-nous pour défendre ce que l’on aurait oublié.
Le cirque Plume n’est pas un cirque destiné aux enfants, mais on peut venir avec ses enfants. On ne les emmène pas voir notre spectacle, on y va avec eux. C’est une grande fête que les enfants et leurs parents peuvent partager avec le même bonheur qu’un soir de Noël.

Bernard Kudlak est allé au cirque pour la première fois à vingt-cinq ans : " J’habitais une ville où le passage du cirque n’était pas habituel. De temps à autre, Il y en avait bien un qui s’arrêtait, mais les places étaient trop chères. A vingt-neuf ans, j’étais comédien dans une troupe qui jouait " Petrouchka " de Stravinsky et je devais jongler. C’est comme ça que tout a commencé avec un petit bouquin, Quinquin joue", qui permet aux gosses de s’initier au jonglage. Mon personnage, c’est tour à tour une ombre qui jongle avec une boule de lumière, un jongleur dont les balles n’obéissent pas aux règles, certaines rebondissent d’autres s’écrasent sur le sol. C’est jamais comme il veut. II vît dans la naïveté, ne décide de rien. Il s’amuse des choses comme un chat qui joue avec un papillon. Il saisit des instants poétiques. On a débuté avec pas grand-chose. On joue sans masque, sans grimages, rien que nos visages nus. Même si ce ne sont pas nos vrais visages, car chaque artiste compose son personnage, celui qui le suit tout au long du spectacle.
L’émotion la plus forte que j’ai ressentie, c’était en Avignon. Un jour, une caravane noircie ce fumée, attachée au pare-chocs d’une voiture s’est arrêtée à côté de nous. Ils vivaient à six dedans et se battaient toutes les nuits. Ils nous volaient régulièrement nos affaires. Un soir on les a invités à notre spectacle et ils prenaient l’habitude de venir à chaque représentation. A cette époque, je faisais déjà un numéro avec une boule de lumière qui disparaissait puis réapparaissait derrière moi, je la cherchais et les enfants criaient "elle est derrière".
Un soir, le grand-père de la famille, qui était déjà venu sept fois, se lève et interpelle le public : "Mais il est con ce mec, quel con ! Tu vois pas qu’elle est derrière toi la boule."
Ça m’a totalement bouleversé, j’avais l’impression d’avoir partagé avec cet homme une parcelle de ma vie à un endroit précis : la piste".