Ailleurs, l’eau qui goutte prend des allures de supplice. Ici, particule vivante et minuscule qui s’écrase en rythme sur le plancher ou au fond de casseroles sélectionnées pour leurs capacités musicales de résonance, elle s’affiche en vedette. Solitaire, elle agace, en filet, elle dérange, en cascade, elle noie.
Pascal Jacob
trombes, gouttes et cascades
La scène est celle d’un théâtre à l’italienne, obscure et profonde, juste comme il faut. Installé, enjoué, le public s’y ébroue avec ce soupçon d’impatience qui caractérise parfois les salles d’invités, inconscient du drame qui se joue sous ses yeux depuis quelques minutes : insolente, une goutte d’eau est en train de saloper le bel ordonnancement de la soirée. Un singulier pas de deux, à la fois inquiet et précis, se développe dans la pénombre, ballet ménager soutenu par des serpillières et des récipients divers. Cette eau qui chute, inexorable source de dysfonctionnements, est le point chaud de la représentation. C’est un prélude en mode comique, mais c’est aussi un avertissement : il faut se méfier de l’eau qui coule et se préparer à un moment ou à un autre à perdre pied. À être débordé par la flotte.
Et de fait, surgissant de n’importe où, des quantités de liquide impressionnantes vont se déverser, s’écouler, suinter, jaillir et contredire la précision métronomique du spectacle. De l’eau comme s’il en pleuvait, qui ruisselle, trempe son monde à intervalles irréguliers et produit un effet singulier sur les spectateurs. À quand la prochaine douche ? Jet, goutte ou flaque ? Le public se fait rapidement complice de l’infortune des acrobates mouillés jusqu’aux yeux dans le déroulement inéluctable d’une scène de bain à géométrie et intensité variables. C’est une flippante mécanique des fluides qui s’exerce finalement au détriment de la sûreté indispensable à une scène de cirque. Le lieu devient instable, inquiétant, transformé.
L’eau s’étale comme un miroir. Ça glisse, ça dérape, ça reflète aussi : dans ce cas de figures troublées, translucidité n’est jamais vaine. La fuite en avant de tous les protagonistes (l’eau, les acrobates) évoque un vigoureux slapstick circassien à tendance aqueuse, une succession de tableaux organisés en fonction du taux d’hygrométrie. De l’indice de curiosité aussi : difficile d’oublier cette image troublante de dizaines de métronomes ornés d’œillets rouges, cliquetant en syncope, créant un chemin sonore et une figure plastique hors normes. Il y a aussi une toile blanche qui scinde, dissimule et rythme l’ordre de passage des acrobates, découpant la pièce en de multiples stances, toutes reliées entre elles par une soif irrésistible, d’éclaboussures comme de transparences. C’est d’ailleurs un comble : quand il ne pleut plus sur le plateau, on s’impatiente jusqu’à la prochaine ondée. Effet pervers du comique de situation intimement lié à celui de répétition. En vérité, on en redemande.
Et on en reçoit ! Rien que du plaisir et des sensations fortes : à force d’être manipulé, le tissu blanc, initialement voile diaphane, évolue au fil de son imprégnation et finit pardonner la sensation d’une bâche humide, un rien inquiétante, que l’on s’attend à entendre claquer si d’aventure le vent s’engouffrait sur la scène... Il reste que cette surface immense est un formidable écran où se projettent et s’épanchent des images imprévues. Comme cette étrange plage verticale et moirée où de timides silhouettes se croisent, se rencontrent et s’étreignent, traçant un cœur géant, symbole d’amour éternel, qui à son tour s’efface sous les caresses des racloirs diligentés par une fine équipe de " pousseurs d’eau ". Amour toujours, de la belle ouvrage qui étalonne la représentation avant d’irradier les protagonistes, mis en scène et détrempés par Bernard Kudlak, deus ex aqua inspiré. Éloge de la simplicité enfin, figure de style parfois galvaudée, et qui ici s’offre et se décline en majesté. Paradoxe certes, mais qui prend tout son sens au fil de compositions somptueuses qui doivent tout à trois fois rien.
Le jonglage d’eau est à ce titre l’une des plus éblouissantes démonstrations de virtuosité, assemblant en un puzzle magique l’anecdote, la tendresse, l’image et la prouesse à partir d’un humain, deux mains deux pieds, et d’un peu d’eau projetée.
Cette théorie de l’évidence, c’est aussi le prétexte à la mise en œuvre d’un formidable théâtre d’objets fantastiques, fantasques aussi, où un assemblage de parapluies (tiens, tiens) rouge sang se métamorphose en une inquiétante créature placide, douée et goulue, capable d’avaler son dompteur et de le recracher, tout nu. Et tout sec.
Carnaval des animés, silhouettes incarnées en souplesse, à coups de palmes, de trombones, de cornes ou de parapluies, les "bêtes à Plume" s’en donnent à cœur joie pour allumer le regard d’un public transporté par les qualités d’invention de la troupe et le noyer dans un sourire de connivence. Subtilement tracées, ces silhouettes manipulées résonnent dans l’imaginaire de ceux qui les contemplent. Ce n’est pas parce qu’il pleut, qu’il pleut, chantent-ils. Effectivement. Mais ça vaut le coup d’aller vérifier.