Sparse30 septembre 2019
Rencontre avec Bernard Kudlak, chef de tribu du Cirque Plume
Après 35 années de créations, inventions, partages, révélations, le Cirque Plume fait ses adieux. L’un des pionniers du cirque nouveau s’arrête et le fait en beauté. De passage à Chalon-sur-Saône avec « la dernière saison », Bernard Kudlak nous parle de ce spectacle, de lui, de sa vie, de Greta Thunberg et de philosophie.
Nous voici face à Bernard Kudlak, co-fondateur et directeur du Cirque Plume. Le genre de personnes qui vous regarde droit dans les yeux et rien que ça, ça en dit long. Les interviews, il les enchaîne. On le sait mais on y va quand même. On cherche l’approche différente, la question originale, mais toutes ont déjà été posées. Cette fois c’est la der, la der des der, la dernière création du Cirque Plume. Un spectacle qui porte bien son nom : « la dernière saison ». Un spectacle tout en métaphore, en tournée depuis fin 2018 et jusqu’en juin 2020.
Bernard Kudlak et sa tribu font leurs adieux. Public et médias se pressent. Nous aussi.
« La dernière saison » fait bien sûr écho à cette ultime tournée mais s’entend aussi au sens premier du terme : le passage d’une saison à une autre. L’automne, son vin nouveau et ses tapis de feuilles, l’hiver et ses plumes de neige, le printemps, l’été… et une cinquième saison, celle du plastique. Des sacs tombent du ciel, envahissent la scène. On parle d’écologie, tout en poésie. Il ne s’agit pas de culpabiliser mais d’alerter, avec subtilité.
« Le titre est intimement lié à la nature. J’avais envie de parler de ça. La dernière saison est celle du plastique, celle de l’anthropocène. L’homme qui détruit les écosystèmes. Faut arrêter nos conneries. Qu’est-ce qu’on laisse à nos enfants ? Faut écouter Greta Thunberg. Cette gamine, c’est Jeanne d’Arc. Honnêtement. On vole à la terre, à la vie ».
Le spectacle traverse les saisons, les phases de l’humanité, les âges. Les âges tiens, parlons-en. Eux aussi sont omniprésents. Partir, quitter ouvertement la scène, c’est accepter son âge et aller à contre-courant. La société du jeunisme n’aime guère le vieillissement. Bernard Kudlak l’assume et le revendique. Il se retire, dit au revoir. « On fait toujours semblant que la fin n’existe pas, mais il y en a une et c’est très bien comme ça. On a fait le boulot, on laisse la place ».
Le temps passe, les corps se transforment. « La dernière saison » met en scène des silhouettes sveltes et musclées, d’autres moins sveltes et plus âgées, des athlétiques, des bedonnants, des cheveux blonds, des cheveux blancs, des petits, des grands, des minces, des bruns, des cheveux rasés, des jeunes premiers. Les comédiens jouent avec ce qu’ils sont, sans faux semblants.
« On a le droit d’exister dans le réel et non dans l’image du réel. Oui, on a des gros bides, oui on a notre âge. Merde. On vit dans une société raciste, qui ne supporte pas les gens hors normes. Une société imbécile. On nous vend une image idéale : le paraître prime sur le reste. L’habit fait l’être. Nous consommons une image. L’art peut contredire cela parce qu’il se trouve à un autre endroit. Nous touchons au sensible. Nous sommes dans un échange vrai, d’humain à humain. Chacun a droit d’être comme il est. Je revendique de ne pas me plier à la norme et dans ce spectacle de valoriser tous les corps ».
Les personnages s’expriment dans leur diversité. Ils se jouent d’eux-mêmes, avec une complicité partagée. Ça sent la chaleur humaine, l’esprit de groupe et l’envie de s’amuser. « Salut et fraternité » dit Pierre Kudlak à la fin du spectacle. En quelques mots tout est dit ? « Salut et fraternité, c’est l’esprit du Cirque Plume. Il y a un esprit de troupe, c’est vrai. Quand on est en tournée, on vit ensemble. Quand on intègre la compagnie on sait à quoi s’attendre, ça fait partie du truc. Le spectacle est une poésie qui n’a de sens que partagée, entre nous, avec le public ».
Collectif, partage, fête, rêve et poésie ; mythologie, nature, engagement, politique, société. Performance athlétique, qualité esthétique, musique, tableaux vivants. La patte de Bernard Kudlak, la patte Plume. « Il faut observer et réinterpréter, amener une esthétique. Aller chercher dans la fragilité, la précision ». « La dernière saison » incarne parfaitement cette approche. « J’ai été très précis dans ce spectacle. J’avais envie que ce soit beau. J’ai écrit le scénario complet et la scénographie avant que les artistes n’arrivent. Ils ont ensuite apporté leur touche. Il y a beaucoup de choses, dans les scènes collectives, qui se sont construites en répétition. La rencontre avec chaque artiste est importante. Les artistes sont des créateurs. Ils ont une grande liberté à l’intérieur d’un canevas ».
Comment se construit ce canevas ? Bernard a-t-il des rituels d’écriture ?
« Je marche régulièrement. Les pensées viennent. Quand c’est mûr, je mets sur papier. J’ai d’ailleurs mis mes notes dans les carnets de création que nous avons édités ».
Marcher pour mieux penser. La nature, toujours… Notons à ce sujet qu’après toutes ces années, le Cirque Plume n’a jamais quitté ses terres de Franche-Comté. Les plumiens ne font pas que parler d’écologie, ils la vivent. « On est attachés à un certain mode de vie rural. La poste marche quand elle veut, je cultive mon potager. Le chef technique produit son vin. On reste en contact avec la terre. Nous avons fait ce choix, nous n’avons pas rejoint la capitale. Cela nous convient. La Franche Comté est une terre d’utopie, avec un esprit particulier ».
Les yeux de Bernard Kudlak pétillent lorsqu’il parle de son enracinement rural. Il continue de vous scruter avec son regard de gosse heureux. Un gosse qui a réussi sa vie et l’a menée comme il voulait. Il y a 40 ans, il fabriquait des sabots et se disait qu’il ferait bien du cirque. Aujourd’hui il y est. Il a fait du cirque et atteint la consécration. Il s’est imposé avec son style, l’esprit d’une équipe et un engagement sans concession. Quelles leçons en tirer ? Qu’atteindre ses rêves est possible, que pousser un peu ses idées n’est peut-être pas si idiot que ça… et que le génie de la lampe qui exauce vos souhaits peut aussi sortir d’un sabot.
Erika Lamy / Photos : Thomas Lamy