Un entretien avec Bernard Kudlak
Par Stéphane Besson, dans la Revue Théâtre Universitaire (janvier 1999)
Avez-vous le souvenir de moments qui ont déclenché l’envie de faire ce métier ?
Le premier souvenir, c’est la vision, en 1969, du film de Tarkovski Andreï Roublev, qui m’a ouvert un univers insoupçonné jusqu’alors. Cette référence est restée toujours marquante. Ensuite, l’envie de faire cette forme de spectacle a été influencée par des compagnies comme Bread & Puppet, le Living Theater, c’est-à-dire le théâtre un peu "différent" des années 70.
Et ensuite ? Avez-vous fait une école de cirque ?
Pour ma part, non. J’ai toujours été autodidacte. C’est le métier qui m’a appris le métier. Metteur en scène, comme dit Peter Brook, ce n’est pas un métier, c’est quelque chose d’autoproclamé. A condition que les autres veuillent bien vous croire, vous êtes metteur en scène. Encore faut-il ensuite construire des spectacles et leur imprimer une marque, un style.
Quels étaient les objectifs initiaux du Cirque Plume ?
Faire du spectacle populaire, essayer d’avoir un langage ouvert à un grand nombre de personnes, faire du spectacle de partage. Encore de nos jours, le théâtre, par exemple, sert très souvent d’identifiant social, et se cantonne dans ce rôle-là : présenter du savoir à ceux qui ont déjà le savoir et qui sont très fiers d’avoir le savoir à côté de gens qui n’ont pas le savoir. On va au théâtre pour voir des pièces mais aussi pour montrer qu’on en fait partie, qu’on en est. J’ai toujours entendu des discours sur le théâtre qui doit sortir des théâtres et retrouver le grand public... mais qui ne le fait jamais. C’est malheureux. Nous avions l’envie d’aller vers les gens, d’avoir un langage, peut-être pas universel, mais en tout cas populaire et assez large. Et il se trouve qu’on n’a pas fait du théâtre mais une autre forme d’art qui est le cirque. On a trouvé ce langage. En plus, quand on a commencé, le cirque était vierge de quelque chose de nouveau. Depuis cinquante ans, il n’avait pas changé de forme. C’était un matériau incroyablement malléable, et tellement riche en mythologie, en images, en poésie que c’était une vraie merveille que de mettre son nez là-dedans.
Le Cirque Plume est devenu une "grosse machine". Quels en sont les avantages et les inconvénients ?
Les avantages, c’est qu’on a un outil performant et un chapiteau équipé. Une salle de spectacle à nous I C’est un luxe incroyable et on peut aller partout avec. Les inconvénients, c’est que c’est très très lourd financièrement, parfois psychologiquement (rire). Mais nous n’avons jamais eu le droit à l’erreur, même quand on était une petite structure. A présent, le Cirque Plume se gère comme n’importe quelle entreprise. Il est viable non pas s’il a du succès, mais seulement s’il fait un triomphe, c’est-à-dire entre six mille et dix mille spectateurs par ville. On peut comparer ces chiffres à ceux des scènes nationales et des autres compagnies. Quand on sait que dans une ville, il y a un nombre de gens, toujours le même, mettons deux ou trois mille personnes, qui vont au théâtre, au concert, etc., Si à Besançon on fait dix mille spectateurs, ça veut dire qu’on touchera sept mille personnes qui d’habitude ne vont jamais voir un spectacle vivant. Dans notre espoir de toucher des gens de tous les milieux, nous avons réalisé ce rêve-là. Probablement que des compagnies comme la nôtre, et peut-être même l’art du cirque nouveau, pourraient faire une passerelle entre le spectacle vivant et les gens qui n’y vont jamais. On verra ce que l’avenir dira.
Quelles subventions percevez-vous ?
Nous avons un subventionnement de la Région, de l’Etat et un tout petit peu de la Ville de Besançon et du Département. Le total représente à peu près 15% de notre chiffre d’affaires. Nous sommes donc autofinancés à 85%. Ceci dit, comme beaucoup de gens, nous touchons aussi des subventions indirectes puisque la plupart des lieux où nous allons sont eux-mêmes subventionnés par des collectivités publiques. Donc, quand quelqu’un achète un spectacle, c’est aussi en partie avec des subventions. Et puis tout le spectacle vivant en France est subventionné largement par le système des Assedics et des intermittents du spectacle dont nous bénéficions également.
Le Cirque Plume a son public de fidèles à Besançon. Est-ce qu’on tient compte des subventionneurs et du public quand on crée un nouveau spectacle ?
Nous avons notre public à Besançon, bien sûr, mais aussi dans énormément de villes d’Europe. Cependant, on ne peut pas créer un spectacle en se disant : il faut plaire aux subventionneurs, il faut plaire au public, c’est un succès que je veux faire... Bien sûr, on sait que si on ne fait pas un succès, tout s’arrête et il y a quarante personnes à la rue. C’est notre réalité. Mais nous nous prétendons artistes de création, et je crois qu’il faut trouver un axe en soi-même et pas à l’extérieur.
On a vu un certain renouveau du cirque dans les dernières décennies avec Archaos, Zingaro, etc. Se confirme-t-il ? Comment se porte aujourd’hui l’art du cirque ?
On dit aujourd’hui que c’est l’art le plus innovant dans les arts du spectacle vivant. Il se porte plutôt bien en terme de création, en terme de troupes, en terme de public qui va de plus en plus voir de spectacles. Il y a, paraît-il, une volonté de l’aider plus qu’auparavant. J’espère que ce sera vrai en terme de financement. Il me semble que ça en prend le chemin. J’aurai souhaité qu’à la Direction du Théâtre et des Spectacles, au Ministère de la Culture, nous ayons un Bureau du cirque comme il y a un Bureau de la danse, un Bureau de la musique, etc., mais nous sommes toujours rattachés aux "arts innovants". La Direction du Théâtre et des Spectacles n’a pas jugé nécessaire de créer une structure autonome. Pourtant, le cirque fait aujourd’hui plus de spectateurs que le football. Après le cinéma, c’est le deuxième spectacle populaire en France. Et en termes de créativité, il se crée énormément de spectacles très différents les uns des autres. Il y a un mouvement d’idées et de créativité exceptionnel en ce moment, non seulement en France d’où est parti principalement ce mouvement, mais en Europe et dans le monde entier.
Avez-vous une définition personnelle du cirque ?
La question de la définition se pose énormément, à l’intérieur de la profession, depuis qu’il y a des cirques nouveaux. Peut-être le cirque d’aujourd’hui réalise-t-il le grand rêve des années 20-30 d’essayer de créer un spectacle total. Pour l’instant, il manque encore souvent la parole à l’intérieur des spectacles de cirque qui utilisent absolument toutes les autres techniques. Il y a des problèmes liés au temps, à la spécificité du temps du théâtre, du temps de la danse, du temps du cirque, qui ne sont pas tout à fait semblables, qui ne fonctionnent pas sur les mêmes modes. Le cas de la danse se rapproche du cirque : ce sont des moments très immédiats. Tandis que le moment du théâtre est un moment historique ou décalé : on va raconter ce qui s’est passé ; le signe est plus important que le moment présent ; le signe d’un jongleur, au théâtre, est suffisant pour montrer le jongleur, on n’a pas besoin du numéro. Et pourtant, il y a entre ces narrations différentes des franges de rencontre où il est possible de faire de la danse à l’intérieur du théâtre, ou des numéros de cirque. Ce sont ces zones frontières qui sont intéressantes. Avec L’harmonie est-elle municipale ?, nous nous sommes approchés beaucoup plus du jeu d’acteur et du théâtre qu’auparavant. Et les numéros, s’ils ont été présents, se sont fondus davantage dans l’ensemble du travail.
Metteur en scène de cirque, est-ce un travail différent de metteur en scène de théâtre ?
Je ne sais pas. Je pense que c’est un peu partout la même chose. On doit donner le fil conducteur, expliciter tous les moments du spectacle, répondre aux questions de l’éclairage, des costumes, de la scénographie, etc. Et on doit avoir en tête la cohérence de l’ensemble, c’est-à-dire savoir quel geste, même le plus petit, va être juste et en quoi il correspond à l’ensemble. Une relation entre l’infiniment petit et l’infiniment grand... (rire).
Le cirque véhicule-t-il des messages au même titre que le théâtre ?
Toute chose qu’on montre véhicule un message. Tout est signe. Le cirque est un langage artistique et peut, à ce titre, véhiculer un message comme toute autre œuvre d’art. Même Si le mot "message" est entendu dans un sens politique. J’ai vu de belles fresques, ignobles, épouvantables, vantant la république populaire chinoise. On peut faire des "conneries" au cirque comme ailleurs. Fondamentalement, le chapiteau qui se déplace de ville en ville était à un moment donné la glorification de l’universalité de la société occidentale. Le cirque amenait le monde aux portes des villages, il amenait les animaux sauvages des pays domestiqués, colonisés : des lions, des girafes, des Nègres, des Annamites, des Indiens d’Amérique, etc., et aussi des découvertes scientifiques. L’homme occidental triomphant retrouvait dans le cirque sa propre vision du monde. Le cirque délivrait ce message : tout va être possible, nous sommes les maîtres du monde. Aujourd’hui encore, les chapiteaux amènent, ne serait-ce que par leur seule présence, l’idée qu’il est encore possible d’être nomade dans cette société cloisonnée, une idée de liberté. S’il y a un message commun a toutes les formes de cirque, c’est toujours celui-là : tout est possible. Quand on regarde un trapéziste, on se dit que l’être humain va voler. Les trapézistes sont les meilleurs des hommes pour ce qui est de voler. Personne d’autre ne peut voler comme eux. Bien sûr, si on les compare à une mouette... Mais par leur volonté de voler, les trapézistes volent en réalité davantage qu’une mouette, parce que cette volonté de transcendance nous est, par un truchement artistique, donnée. Ce n’est pas le fait qu’ils s’élèvent dans les airs, c’est quelque chose de plus sublimé que ça qui fait finalement qu’ils volent encore parce qu’ils nous montrent qu’on n’arrivera jamais à voler.
Comment se construit un spectacle de cirque ?
Je peux seulement dire comment je construis les nôtres. Je pars souvent de quelque chose de très lointain, très extérieur au spectacle, et d’une nécessité de parler d’un sujet donné qui est déclenchée par la vie, ce que je vis, ce que je vois. Puis j’essaie d’écrire un propos un peu politique pour moi-même : qu’est-ce qu’on va dire et pourquoi ? Ensuite, je construis une trame faite de cette note d’intention, d’une thématique, d’une description de personnages qui interviendront dedans et d’un certain nombre de numéros ou de suggestions de numéros. J’en parle tout de suite à Robert Miny qui fait la musique la musique, c’est la moitié du spectacle au Cirque Plume. Puis j’en parle aux artistes et ils vont travailler, dans leurs numéros, sur l’idée thématique que je leur propose. Après quoi, nous nous mettons en répétitions pendant trois mois et demi. Là, par un travail commun d’allers et retours entre les membres de la troupe, le compositeur et moi, nous construisons le spectacle à l’intérieur de la trame.
Comment évolue un spectacle au fil des représentations ?
De toute évidence, entre la première et la cinquantième, il se rode. Ensuite, on continue toujours à travailler dessus, on essaie de faire qu’il soit de plus en plus souple, de plus en plus fin, on le polit jusqu’à la dernière. Le public a un rôle dans cette évolution. Non seulement parce que, de toute façon, c’est son imaginaire qui fabrique le spectacle autant que nous, mais aussi parce que, au fur et à mesure des représentations, l’enrichissement, l’expérience de la relation avec le public, de ses respirations, de son écoute, va influer directement sur le spectacle.
Les artistes et le metteur en scène, au bout de cent ou cent cinquante représentations, voient-ils le spectacle sous des angles complètement différents ?
C’est assez curieux. Quelquefois, quand je n’ai pas vu le spectacle depuis quinze jours ou trois semaines, j’ai l’impression d’avoir des yeux neufs. Et puis, même si on le joue trois cents fois, c’est dans la relation avec le public, dans la brillance de chaque artiste, dans la sublimation des gestes et des musiques, dans le fait d’être là, que se joue un spectacle. Un spectacle, ce n’est pas une idée. C’est comme faire l’amour : c’est dans le moment que ça se joue. C’est comme le désir : une fois que le désir est assouvi, il renaît immédiatement et on peut refaire un nouveau spectacle puisqu’un nouveau désir est là. Et le jour où il n’y a plus de désir, le spectacle s’arrête.
Quand il n’y a plus de désir ou quand d’autres projets poussent derrière ?
Nous nous sommes donnés cette limite : nous arrêtons le spectacle quand il est amorti, ce qui prend deux ans et demi ou trois ans. Nous sommes de très mauvais gestionnaires : au lieu d’aller gagner de l’argent avec un spectacle amorti, on crée un autre spectacle et on va en perdre. Commercialement, ce n’est pas une bonne idée, mais artistiquement si, parce que ça nous remet en cause à chaque fois, et parce que ça nous permet de faire une carrière. Le Cirque Plume, c’est l’ensemble des spectacles que nous avons créés.
Être artiste ou créateur, est-ce quelque chose qu’on décide un jour, comme ça ?
Oui. On ne choisit pas. Un jour on dit : je suis artiste. Le bonheur, ensuite, c’est de trouver un vecteur d’expression qui vous corresponde. Mais c’est un engagement personnel, un engagement de vie. On ne peut guère conseiller à quelqu’un de devenir artiste. On l’est ou on ne l’est pas, chacun se détermine. Et je crois aussi qu’être artiste, c’est décider d’être artiste, décider de l’affirmer. Quelqu’un de très doué qui n’ose pas s’affirmer artiste me semble moins artiste que quelqu’un de moins doué qui ose cette affirmation. Il y a l’idée d’un engagement vis à vis du monde, et d’en assumer la responsabilité. C’est une grosse responsabilité de prétendre faire un spectacle devant un public, écrire un livre et le diffuser ou faire un film pour le montrer. L’artiste a probablement pour fonction de révéler à la société ce qu’elle pense, il est une émanation de la société - comme un tas d’autres choses, d’ailleurs : le commerce, par exemple. Donc, quand on fait un spectacle, il est probable que nous racontons un poème pensé par les gens qui nous ont donné leurs applaudissements, leur énergie durant les années précédentes.
L’artiste est un porte-parole ?
Il n’est pas porte-parole dans la mesure où c’est à son insu. Il est plutôt un révélateur. C’est simplement un être d’une société donnée à un moment donné dans le temps. Ce qu’il va faire, il ne va pas le faire tout seul. C’est le Laborit de "Nous sommes les autres". Et je crois que c’est encore plus valable pour les artistes. Ce que fait le Cirque Plume, c’est un peu, quelque part, ce que fait tout le monde autour de nous.