Un entretien avec Bernard Kudlak
Par Laurent Gachet, dans Arts de la Piste n°13 (avril 1999)
Propos recueillis par Laurent Gachet, Arts de la Piste n°13 (avril 1999)
Membre fondateur du Cirque Plume, Bernard Kudlak écrit et travaille à la conception des spectacles de la compagnie qu’il met ensuite en scène.
Lorsqu’on ne naît pas enfant de la balle, pourquoi et comment choisit-on le cirque comme vecteur artistique ?
Le premier souvenir d’avoir eu un choc artistique, c’est la vision, en 1969, du film de Tarkovski, Andreï Roublev, qui m’a ouvert un univers insoupçonné jusqu’alors.
Cette référence est restée toujours marquante. Ensuite, l’envie de faire cette forme de spectacle a été influencée par des compagnies comme Bread & Puppet, le Living Theater, c’est-à-dire le théâtre un peu "différent" des années 70.
L’imaginaire du cirque est beaucoup plus large que sa réalité. J’ai commencé à faire des spectacles à une époque où les questions de libertés, les envies de changer la vie étaient au cœur de nos préoccupations. Nous avions envie de théâtre mais le théâtre institutionnel nous paraissait plein de poussière, de monstres poussifs, ronronnants et assoupis. Du reste, nous n’avions aucune idée que ceux-ci puissent servir nos désirs et idéaux. Peut-être, également, avons-nous choisi ce vecteur par défaut de savoir-faire théâtral.
Le cirque, son nomadisme, sa mythologie, son côté art populaire nous enchantait, bien que nous ayons peu de connaissance de sa réalité (j’ai vu mon premier spectacle de cirque à l’âge de 24 ans). Puis, il y avait une passerelle toute naturelle entre les spectacles que nous pratiquions dans la rue, dans des festivals, dans des fêtes (époque où a paru un livre : La fête, cette hantise !, collection Autrement, les dossiers trimestriels, n° 7, novembre 1976) et le cirque. Nous avons entrouvert les rideaux du cirque et nous avons eu l’impression de découvrir un trésor. Nous avions l’envie d’aller vers les gens, d’avoir un langage, peut-être pas universel, mais en tout cas populaire et assez large. On a trouvé ce langage. En plus, quand on a commencé, le cirque était vierge de quelque chose de nouveau. Depuis cinquante ans, il avait peu changé de forme. C’était un matériau incroyablement malléable, et tellement riche en mythologie, en images, en poésie que c’était une vraie merveille que de mettre son nez là-dedans.
Le Cirque Plume a fondé un style "poético-familial" à travers ses productions, comment situez-vous vos filiations et vos ruptures esthétiques avec l’ensemble des composantes des arts du cirque, qu’elles soient académiques ou de recherche ?
Ce qualificatif de "poético-familial" de 1988 était une remarque d’une journaliste branchée, moqueuse pour le moins, ou méprisante pour le pire, et le mépris de l’autre est la chose la mieux partagée par les humains, qui veulent tous appartenir à une quelconque aristocratie ou autre distinction. En un mot, nous autres primates voulons à tout prix "en être" et cette attitude de l’exclusion et du mépris, ("en être" à défaut "d’être") conduit, dans ses extrémités, aux jolis massacres dont nous a gratifiés ce siècle.
Ce thème est présent dans le spectacle que nous sommes en train de créer : Mélanges. Les mots et les associations de mots ne sont pas innocents et quand vous évoquez "poético-familial", cela sonne comme socialo-communiste : réduire une réalité à un jeu de mots pour mieux la nier. Par ailleurs, ne confondons pas tout public et familial.
Nous avons créé des spectacles au style identifiable, des spectacles populaires, en essayant d’avoir un langage ouvert à un grand nombre de personnes, faire des spectacles de partage.
Nous ne nous situons ni en héritage, ni en rupture, mais nous nous sommes nourris de tout ce qui nous a précédés, dans sa réalité ou sa représentation, pour créer des spectacles d’aujourd’hui. Nous sommes vivants dans le présent, je ne crois pas à l’idée de progrès dans l’art. J’ai l’intuition de l’unité de la pensée humaine dans l’espace et le temps.
Je sens dans les interrogations du Cirque Plume, les mêmes questions qu’il y a dix mille ans, le même chemin à parcourir.
Les projets artistiques ne tombent pas du ciel, ils s’inscrivent dans une époque et dans le réel. Le cirque porte en lui une richesse de langage qui peut franchir les frontières géographiques et culturelles en restant d’une très grande exigence artistique. De plus, c’est un art populaire et art populaire n’est pas un gros mot et n’a pas vocation à être un objet de sélection économique ni un réfèrent social d’appartenance à la classe dirigeante.
Le spectacle de cirque est la preuve par l’acte que le soleil, la rosée, la brume, la nuit, la tendresse, l’amour, l’absurde, la nostalgie de la connaissance sont le moteur de l’existence.
Vous écrivez les spectacles du Cirque Plume, comment inscrivez-vous votre démarche d’auteur au sein du travail collectif que, par ailleurs, votre compagnie revendique ?
C’est en effet un travail collectif qui s’appuie sur un projet écrit ou dessiné.
Je me sens auteur en partage avec les autres acteurs de nos réalisations. Je pars souvent de quelque chose de très lointain, très extérieur au spectacle, et d’une nécessité de parler d’un sujet donné qui est déclenché par la vie : ce que je vis, ce que je vois. Puis j’écris un propos politique pour moi-même : qu’est-ce qu’on va dire et pourquoi ? Ensuite, je construis une trame faite de cette note d’intention, d’une thématique, d’une description de personnages qui interviendront dedans et d’un certain nombre de numéros ou de suggestions de numéros. J’en parle tout de suite à Robert Miny qui fait la musique. La musique, c’est la moitié du spectacle au Cirque Plume.
Je propose cela aux artistes. Après quoi, nous nous mettons en répétitions pendant trois mois et demi. Là, par un travail commun d’aller et retour entre les membres de la troupe, le compositeur, et cette année les chorégraphes, la directrice d’acteurs, et moi, nous construisons le spectacle à l’intérieur de la trame.
Je suis garant de la globalité, d’un style qui identifie le Cirque Plume.
Comment définiriez-vous l’approche de la dramaturgie au sein des créations du Cirque Plume ?
Peut-être le cirque d’aujourd’hui réalise-t-il le grand rêve des années vingt-trente d’essayer de créer un spectacle total. Pour l’instant, si l’on s’en tient à cette idée, il manque encore souvent la parole à l’intérieur des spectacles de cirque qui utilisent toutes les autres techniques. Il y a des questions liées au temps, à la spécificité du temps du théâtre, du temps de la danse, du temps du cirque, qui ne sont pas tout à fait semblables, qui ne fonctionnent pas sur les mêmes modes. Le cas de la danse se rapproche de celui du cirque : ce sont des moments très immédiats. Tandis que le moment du théâtre est un moment historique, décalé, fictif ; le signe est plus important que le moment présent. Le signe d’un jongleur, au théâtre, est suffisant pour montrer le jongleur, on n’a pas besoin du numéro. Et pourtant, il y a entre ces narrations différentes, des franges de rencontres. Ce sont ces zones frontières qui sont intéressantes.
Vous défendez souvent la légitimation de l’acte artistique par une large audience publique. Où en êtes-vous aujourd’hui de cette idée ? N’est-elle pas née de la nécessité de faire vivre une "machine" de l’importance actuelle du Cirque Plume et peut-on parler de taille critique entre l’artistique et l’économique ?
Je ne défends pas cela, c’est une idée réductrice. Par définition, le spectacle vivant n’existe qu’à travers un public et aucune forme de spectacle vivant ne se crée pour des fauteuils vides.
Aussi, jouer devant un large public est un rêve et une idée politique.
Je suis enfant d’ouvrier et j’ai connu la ségrégation sociale, aussi, c’est naturellement que je recherche l’utopie d’un mode d’expression le plus universel possible. C’est le rêve de Jean Vilar d’un théâtre qui serait compris pleinement par un enfant de 11 ans, une agrégée d’histoire, un ouvrier maçon et un comédien de la Comédie-Française... Et bon sang, le plaisir, le plaisir de jouer devant un chapiteau plein chaque soir, le plaisir ?
Cela n’indique nullement le génie ou la médiocrité d’un spectacle. Cela indique que des gens ont envie de voir vos créations. Nous faisons ce métier pour partager notre humanité avec nos semblables, jusque-là ça roule.
Le but d’une création est d’être vue et comprise, pas de faire l’objet de discussions savantes dans les revues (nous apprécions qu’elles existent, nous avons besoin de critiques, nous ne créons pas pour elles). Nous créons nos spectacles comme on écrit un poème et pour les mêmes raisons. À cause d’un chant de troglodyte, pour le dernier rayon de soleil à la cime d’un frêne, parce que le monde moderne a commencé par la boucherie de 14-18 et que nous en portons encore les souffrances, pour notre joie, pour nos ancêtres, pour nos enfants, pour la vie et parce que nous allons mourir et que ça c’est incroyable, non ?
Pour le partager, nous avons forgé des outils formidables : une salle de spectacle de mille places qui répond, c’est exact, à une demande publique, et pas plus grande car à nos yeux, là est notre limite entre le commercial et l’artistique.
Chacun choisit son chemin. L’important n’est pas la taille mais d’être cohérent. Ce que coûte une place d’un chapiteau itinérant d’un cirque de création ne dépend pas de la taille de l’établissement, c’est le même chez Plume et chez Convoi Exceptionnel. La question économique est que nos salles de spectacle ne sont pas aidées au fonctionnement comme le sont toutes les autres salles de spectacle non commerciales de France et de Navarre : cela doit changer et il faut prendre en compte le coût de l’itinérance de nos entreprises culturelles.
Faut-il, selon vous, définir une écriture, une mise en scène spécifique au cirque ?
Je ne le pense pas.
Votre prochain spectacle s’appelle Mélanges. Faut-il y percevoir une revendication du métissage, d’un certain décloisonnement artistique ? Quels sont votre prochain manifeste, votre vision du monde livrée à travers ce spectacle ?
Absolument, c’est dans le métissage, les vrais échanges et le décloisonnement que l’on peut être artiste et homme aujourd’hui. L’artiste est un révélateur. C’est simplement un être d’une société donnée, à un moment donné dans le temps. Ce qu’il va faire, il ne va pas le faire tout seul. C’est le Laborit de : Nous sommes les autres. Et je crois que c’est encore plus valable pour les artistes. Ce que fait le Cirque Plume, c’est une partie de ce que fait tout le monde autour de nous.
Mélanges, c’est le monde de demain. C’est encore possible.