Le Télégramme28 avril 2019
Cirque Plume. Une page se tourne
Le Cirque Plume est un cirque « vivant comme la vie ». Sa poésie enchante, depuis presque 40 ans, un public qui croit à l’équilibre d’une plume, à l’échange humain, à la fragilité d’un idéal. De renommée internationale, le Cirque Plume tire sa révérence.
Bernard Kudlak, cofondateur du Cirque Plume, ne pense pas encore à sa dernière représentation. « On est dans le présent, l’énergie du moment »
C’est un cirque né d’un rêve, dans les forêts du Jura, comme une terre promise, par des marginaux en roulotte qui se prenaient pour Molière. Un cirque où l’esprit de fête incarne un rêve venu de l’après 68 et de l’éducation populaire. « Marginal, utopique par essence », résume Bernard Kudlak, directeur et cofondateur du Cirque Plume. « Socialement, le cirque fut et reste encore, dans l’imaginaire contemporain, un sous-espace social fréquenté par des infréquentables. Arrête de faire ton cirque ! Ce n’est pas du cirque !... est dépréciatif », s’étonne Bernard Kudlak.
Né en décembre 1983, le Cirque Plume réinvente le genre. Pas d’animaux, mais du théâtre, de la musique mélangée aux arts traditionnels. Son nom, né dans l’esprit de Bernard Kudlak, comme tous les spectacles ayant leur genèse dans une idée, évoque la plume du poète, de l’oiseau et le poids de l’âme pesée par Osiris, dans l’Égypte ancienne, pour entrer dans le royaume des morts. Né en 1946, Bernard Kudlak rappelle que « l’humanité barbare avait triomphé et régné sans partage peu avant notre naissance : nous cherchions la poésie, la fragilité, l’humilité, la responsabilité, la joie et le partage du vivant. Par absolue nécessité », analyse-t-il.
« Un puissant rêve »
Bernard Kudlak est alors musicien dans une fanfare de rue, ses maîtres sont Camus et Spinoza et il rêve – « c’est puissant, un rêve » - d’un art qui permette le mélange des classes sociales. « Un spectacle sans plafond de verre » où chacun des artistes, autonomes dans son domaine, est acteur et créateur de la pièce. « Le cirque est transversal, la sensibilité du spectateur importe plus que ses connaissances », reconnaît-il.
Sans animaux, sans piste
Pour lui et pour Robert Miny, cofondateur, compositeur des spectacles, (décédé en 2012 et aujourd’hui remplacé par Benoit Schick), « la musique est très importante ». « Dès que j’avais une idée, j’appelais Robert », se désole Bernard Kudlak. Avec les contorsionnistes, les jongleurs, les acrobates zoomorphes, « de jeunes artistes virtuoses » de 1984 à 2004, les spectacles se créent en trois mois. « No animo, mas anima » (1990-1992) sera la première écriture structurée et va ouvrir toutes les portes. Le spectacle « Plic Ploc » (2004-2008) est toujours considéré, aujourd’hui, comme un chef d’œuvre original et jouissif.
Pionnier du nouveau cirque sans dressage d’animaux sauvages, sans piste et avec des thématiques très élaborées, souvent autour de l’écologie, le Cirque Plume acquiert une renommée internationale et devient un des plus grands et des plus beaux cirques du monde. 2500 représentations internationales, 2 millions et demi de spectateurs, il résiste aux réalités, joue avec le danger comme un acrobate sur un fil. « Tous les trois ans, nous relancions les dés. Si on se plantais, on était mort », rappelle Bernard Kudlak.
Une liberté enfantine
Les mises en scènes mixent « l’acrobatie, la jonglerie, le clown, à la musique, la danse, la chorégraphie, la comédie, le mime, la lumière, le son à d’autres matériaux plus oniriques, philosophiques et politiques », raconte Bernard Kudlak. Mais plus que tout, c’est « l’enfance du monde » qu’elles revisitent. « Le cirque utilise très largement le jeu libre de l’enfant, essence de la créativité, et c’est dans cette liberté enfantine de penser un monde sans limite, de jouer à être infini que le cirque existe ».
Pour Bernard Kudlak, la notion de dépassement de soi, de sa condition humaine est consubstantielle aux arts du cirque. « Ne fut-ce que de quelques millimètres », précise-t-il. Sa gloire et son génie reconnus sont de mettre en scène cette fragilité dans des spectacles qui prétendent faire l’apologie de la force, du courage, de la solitude ou des valeurs de virilité.
« Dernière saison », un spectacle léger comme une plume
Il aura fallu plus de 30 ans et ce dernier spectacle à Bernard Kudlak pour parvenir à jongler avec des plumes : « Dernière Saison est inspiré comme les autres spectacles de na nature, des émotions créées par le chant d’une forêt ou le cours d’une rivière. De ce lien réel, on a voulu faire, à la fois, référence aux saisons de la nature, mais aussi aux séries télés, et à l’état du monde désespérant d’imbécilité, à son narcissisme mortifère pour la planète ». Joyeux et nostalgique, coloré et sale, profond et léger, brouillon et précis, il se déploie dans une tournée de deux ans avec légèreté et subtilité.
L’artiste Bernard Kudlak et la troupe du Cirque Plume tirent leur révérence, « la création c’est génial mais les 40 employés, les dix semi-remorques et le chapiteau sont des charges importantes. C’est pas mal aussi d’avoir un moment dans sa vie sans ces charges », admet-il. Pour l’heure, personne ne pense au dernier spectacle, « on est dans le présent, l’énergie du moment », raconte-t-il.
Le pionnier s’apprête à laisser la place aux jeunes et aux 400 troupes de cirque en France nées de sa vision et de son rêve. La transmission est faite et Bernard Kudlak rêve de « rentrer en poésie », en demandant à son public de ne pas pleurer, d’accepter la finitude car « même les étoiles qui s’aiment devront se quitter », dit-il en citant un poète japonais du XVIII° siècle.
Guénaëlle Daujon