Problèmes de santé (extrait n°25 du 19 décembre 2003) par Bernard Kudlak
Je ne veux pas vous ennuyer avec ma santé, mais un foutu problème de rage de dent de sagesse continue le travail de sape commencé avec la grippe. En plus, ce serait un problème de racines. T’as qu’à voir : rage dedans, mal dedans, sagesse et racines, le tout engendrant une douleur aiguë en pleine phase de création. Sigmund, t’en penses quoi ?
Mais tout va bien, car je peux vous écrire, bourré de corticoïde et d’antibio (je suis contre chaque fois que je ne suis pas malade !).
Nous avons joué à Toulouse (plus précisément Blagnac), mangé du cassoulet, visité "La Grainerie", centre de création et de recherche sur le cirque, et parlé de nos projets avec Jo, Florence et Cécile. Ce fut un bon moment.
Je n’ai pas eu le temps de terminer le traitement des infos et notes des répétitions de novembre à cause de mes ennuis de santé : préparer les répètes, les animer, diriger la boîte, vous écrire et jouer dans "Récréation", alors que je dois en principe travailler au dossier pour l’aide à la création du Ministère avant la fin du mois (avant la fin du moi ?), c’est trop et donc je tombe malade pour avoir un billet d’excuse. C’est malin !
La commission d’aide à la création demande un petit mot sur les directions de cette création, parler du style ou de la démarche. Chaque fois, c’est un chat qui dresse le poil qui prend possession de ma tête quand je dois justifier notre démarche artistique. C’est con, mais j’ai la peur que cette demande soit faite pour encadrer, encarter notre démarche, pour vérifier si on est dans la ligne.
D’autant plus con que c’est pas vrai : j’ai fait partie moi-même quelques fois de cette commission, et je sais qu’elle est sérieuse et bienveillante. Mais c’est plus fort que moi.
Faut dire que quand on dépasse la limite d’âge, on est suspect de ne plus être dans le vent.
On nous a tellement fait sentir ces dernières années que Plume était normalement destiné à disparaître de l’horizon de la création dans le cirque (place au jeunes !) qu’un peu de parano mal placée surgit dès qu’on me demande ce qui fonde notre projet de création. Quelqu’un nous a même demandé une fois d’être "émergent" à l’avenir pour pouvoir jouer. On a répondu qu’on fera du Cirque Plume. Mais c’est pas simple…
Donc chat sauvage…
Nous qui prétendons à un art élitaire pour tous : Jo m’écrit qu’il est venu dimanche voir le spectacle, assis dans la rangée de fauteuil Q, et qu’une famille assise à quatre sur trois sièges, à la rangée P, eut quelques hésitations avec un enfant d’un an environ. Je cite : "Dès les premières minutes du spectacle, nos odorats sont violemment sollicités par une forte odeur prégnante et reconnaissante de merde envahissant la couche du petit bout de chou... Les parents hésitent sur la conduite à adopter, et décident que le volume de la salle absorbera facilement cette odeur épouvantable : il faut néanmoins du temps pour cela et nous avons vérifié que l’on peut voir un spectacle en respirant par la bouche...". Voilà qui est conforme à une définition partielle de nos spectacles : "Des spectacles faits par des vivants pour des vivants"… L’incivisme et le non-respect des autres se rencontrent partout, souvent par inconscience de la réalité. J’espère que les autres spectateurs n’en auront pas conclu que les spectacles de Plume sentaient la merde… En période de parano…
Pour continuer voici donc ce que j’ai écrit pour la commission d’aide à la création : ça parle de notre démarche, ça peut vous intéresser….
Rompant avec une tradition de vingt années, le Cirque Plume s’est offert pour la création de "Plic Ploc" une période de recherche de plusieurs mois (répartie sur deux ans) avant de travailler à sa réalisation proprement dite : le besoin de travailler au calme, longtemps, était pour nous impérieux.
Abandonnant, pendant la tournée de "Récréation", pour moitié notre chapiteau au profit de représentations en théâtre, nous avons financé cette période de recherche avec l’argent que ne nous coûtait pas la gestion dudit chapiteau.
Une période de recherche où nous nous posions les questions du fond et de la forme :
Pourquoi un nouveau spectacle ? Comment un nouveau spectacle ? Qu’est-ce qu’un nouveau spectacle de cirque ?
Le Cirque Plume est un des rares établissements de cirque nouveau dont la notoriété dépasse les cercles habituels de la fréquentation culturelle. Son style est identifié et, à travers vingt ans d’existence et neuf créations, nous pensons travailler à la même œuvre.
Le "pourquoi" de nos créations est pour nous aussi important que le "comment".
Ce "pourquoi", en dehors de la nécessité vitale d’exister, de travailler, de se développer, d’être reconnus, va chercher ses racines dans le sombre et barbare vingtième siècle. Nos spectacles cherchent le lien, la résonance avec nos semblables, primates à pouces opposables. Ils cherchent à contrebalancer, dans un rêve irraisonnable et irréaliste, les horreurs de ce siècle qui nous a vu naître.
Le Cirque Plume est né de l’envie de ce pied de nez, depuis notre superbe impuissance. D’opposer Eros à Thanatos. A la hauteur de nos moyens, modestes, fragiles, comme une ombre sur une toile de soie. Mais sans relâche. Avec humilité et détermination.
"Repousser l’inacceptable réel barbare d’une pointe de pied tendue ? Tu t’emmerdes pas de prétentions, toi !"
"Oui !
Voilà pour le fond : choisir Eros contre Thanatos.
Mais alors, comment une forme de spectacle peut-elle être au service d’une ambition aussi irréaliste ?
Nous cherchons à créer des étincelles, des éveils partagés de moments poétiques. Nous cherchons la beauté que nous offrent si souvent les petits riens, quand on sait les cueillir. Nous prétendons à un art du spectacle populaire et sans concession. Par ailleurs, c’est dans la diversité des sentiments sans tabou (y compris les sentiments d’envie, de violence, de jalousie, de rancœur, etc.…) que nous parvenons à emmener nos spectacles vers des petits bonheurs éveillés.
Nous courons après le vieux rêve d’un langage total que tous comprendraient. Utopie, quête impossible, Graal ? Certes !! Mais dans son essence, le cirque est utopie, il prétend à retrouver l’état d’avant la chute, quand tout était possible, quand nous parlions avec les anges (voilà pourquoi les petits chiens font du vélo et les trapézistes s’envolent !).
Si toute aristocratie est fondée sur le mépris, c’est que le rêve de beaucoup d’humains (souvent plutôt mâles) est d’être un autre, un être d’exception, un privilégié planant loin de la masse boueuse, un être d’excellence : tel nous propose la publicité et la télévision, la société marchande, comme devant être pour exister vraiment. Remplir le vide identitaire. La quête d’identité, qui est celle de tout humain, nous conduit souvent à vouloir être par rapport à l’autre. Contre l’autre. Le vide identitaire conduit à tous les racismes, à toutes les ségrégations.
Or, dans l’art, l’identité est fondamentale. Et souvent, on la fonde, comme ailleurs, sur l’exclusion : l’expression de l’unique est confondue avec l’expression du repli.
C’est pourquoi nous avons délibérément choisi, cherché et trouvé une forme artistique populaire.
L’inconscient nous détermine plus encore que le conscient (individuel et collectif) mais, incontrôlable, nous cherchons plus souvent à le nier qu’à le connaître. Un coucher de soleil ou une pluie de pétales de cerisier un soir de mai, peuvent être partagés par tout le monde, même si on n’a pas lu Virgile, Lamartine, les haïkaï de Issa (Et non haïku qui est une forme de la fin du 19ème siècle), ou la poésie taoïste, chère à mon cœur… Comme ils peuvent être aussi partagés quand on connaît les œuvres citées.
Nous revendiquons également de trouver nos inspirations dans la nature, de n’être pas un élément urbain de création, mais campagnard de création. La "plouc-plume de création".
Aujourd’hui, l’art est urbain, car la majorité des humains vivent en ville. Mais les villes nous menacent de leur gigantisme : l’anthropocentrisme urbain veut que le monde ne soit que ce que vivent les humains des villes. Villes toujours plus grandes, toujours plus fortes, toujours plus impériales et dominatrices de leurs idéologies mortifères, centres de tous les pouvoirs. Même les moineaux y sont menacés de disparition, bientôt les gosses, déjà les vieux.
Donc la nature pour inspiration, par conviction et par nécessité.
Voilà pour le fond : contre les atteintes aux humains, au vivant et à la diversité du vivant… Le partage de moments éveillés, comme rechercher l’émotion que procure la contemplation des fleurs de coings le premier jour après l’ouverture des sépales.
Pour la forme : une recherche poétique utilisant tous les possibles des arts du cirque et du spectacle, et pour "Plic Ploc", l’eau sous diverses formes.
Si possible dans la simplicité, cet aboutissement.
Nous avons choisi la forme du cirque par ce qu’elle permet précisément cela. C’est une forme de poésie en acte : cette spécificité, loin d’être limitante, nous offre un infini de déclinaisons.
C’est ce chemin que nous suivons, créations après créations.
Nous ne séparons pas la forme du fond, et cherchons la cohérence dans notre démarche.
"Plic Ploc" continue notre chemin, avec une forme probablement nouvelle par rapport à nos autres spectacles, dans le respect de ce qui fait le Cirque Plume.
Le 19 décembre 2003
Bernard Kudlak