Le retour des oiseaux (extrait n°34 du 28 mars 2004) par Bernard Kudlak
Samedi 27 mars 2004.
Tous les jours nous arrivent les oiseaux. La fauvette des jardins ce samedi, et je crois le pouillot véloce, mais je ne l’ai pas encore entendu compter ses écus.
Les hirondelles arriveront probablement dans 1 ou 2 jours quand le vent du Nord faiblira.
Le soleil est là, donc il gèle. La terre est blanche. Le signe le plus évident du retour du plein soleil est qu’il fait très froid. J’adore ce genre de paradoxe.
J’étais un peu trop nerveux en fin de semaine. Enervé, même. La pression monte, mais ce n’est pas une raison pour s’affoler. J’espère avoir correctement géré ce sentiment et pas trop avoir fait chier le monde.
Il y a dans une création un tiraillement entre ce que tu fais et ce que tu es, une drôle de confusion identitaire qui voudrait mélanger la production artistique et le moi, le confondre avec ta capacité à créer, peu ou prou.
Ce sentiment s’atténue avec l’âge. Au départ, souvent, il sert de carburant : c’est un carburant narcissique efficace, mais qui peut vite se révéler pénible pour l’entourage.
Quoi que l’on ait fait pour comprendre et réduire ce sentiment, il est toujours présent "quelque part", une part de nous-même irréductible à la raison, comme le marin le plus expérimenté souffre parfois du mal de mer, ou le montagnard chevronné éprouve le vertige.
Cette semaine, j’ai compris des fonctionnements de certaines personnes de l’équipe, fonctionnements que je n’arrivais pas à intégrer, à propos de notre perception de l’ensemble et celle des détails. Il faut du temps pour se rencontrer et se comprendre… Après c’est plus facile.
Je dois le dire et le répéter : l’équipe est vraiment formidable, autant d’un point de vue relationnel qu’artistique. Le travail avance bien. Vraiment.
A peu près chaque jour nous créons un élément important du spectacle et sommes contents du résultat. A peu près chaque jour également nous sommes un peu déçus de ne pas avoir achevé ce petit moment si facile à régler et qui ne l’est toujours pas au bout d’une heure, voir plus, d’efforts et de concentration.
Et puis, je suis impatient de filer des pans entiers du spectacle pour entrer plus en avant dans les interrelations des artistes au sein de la troupe. Pour l’instant sont réglés les duos et les trios, mais il nous faut voir comment dans l’ensemble du spectacle se créent les relations.
Je souhaite intégrer des "douches" dans le spectacle, ces paroles intimes que chaque artiste dit dans une douche de lumière pour l’oreille de chaque spectateur (comme nous l’avions fait dans "Récréation", avec l’aide de nos amis de l’Unité). Mais je ne sais pas encore si le spectacle sera d’accord avec cette idée. J’espère que oui.
Pour le savoir il nous faut le rencontrer dans son entier, ce spectacle. Et à partir de là, il nous le fera savoir, si c’est, ou non, possible.
Parce que le spectacle que l’on crée, c’est un peu comme un lointain cousin qui nous arriverait des Amériques : on l’a connu enfant, on a vu les photos, les vidéos, on a échangé des lettres, des dessins, des sentiments… Mais tant qu’il n’est pas arrivé à la maison, le cousin, on ne le connaît pas vraiment, et il arrive, porteur d’espoir et de danger. De réalisation ou de destruction
Comme la naissance d’un enfant au sein d’une communauté. C’est comme la vie, un spectacle.
Mais ça, je l’ai déjà dit.
Je vois passer mes petits voisins de l’autre coté de la rivière, ils ont 10-12 ans, ils sont allés à la pêche et ils discutent, leurs cannes à la main, l’air bien contents.
Je suis bien content pour eux.
Hier, je regardais le vert changé de l’herbe nouvelle. La prairie d’en face m’apparaissait comme un cadeau.
L’image d’un boulevard commercial parisien s’est formée dans ma tête. Là-bas, il se passe toujours quelque chose. Ici c’est l’herbe qui change légèrement, mais fondamentalement, de couleur.
Là-bas, à la ville, le changement c’est d’autres biens de consommation dans les vitrines, d’autres passants, d’autres robes sur les jambes des filles, d’autres fêtes, d’autres choses…
L’amour des couleurs de l’herbe qui changent n’est pas perçu comme une vertu très progressiste dans notre modernité, sinon les vieux qui crèvent de solitude dans les vallées des déserts français auraient une fin de vie digne d’une société humaine. Entourés, accompagnés.
Je me pose souvent une question quand je lyrise sur la nature : si je n’avais pas un métier qui me contente autant, et qui me fasse voyager, rencontrer des gens un peu partout, est-ce que je supporterais de vivre ici dans mon trou ? Est-ce que mon amour de la nature, ma relation à cette beauté serait un carburant suffisant à ma vie ? Je n’ai pas la réponse, tu penses !
Mais tout de même, je suis souvent soufflé de tant de beauté dans la nature. Envoûté.
A tel point que l’inexistence de Dieu me semble un mystère insondable à ces moments-là. Presque une faute. De goût.
Pourquoi la beauté dans un monde de hasard ? Désolé Albert, mais Dieu joue aux dés ! Aux dés avec lui-même, jouant son existence contre son inexistence.
Pourquoi la vie nous donne-t-elle de la beauté et que nous y sommes si sensibles ? Cette question me hante souvent (Pour la vie qui nous donne de la merdouille, reportez-vous à vos journaux habituels, ici on parle d’autre chose, pour l’instant).
Les émotions qui nous arrivent de la vie sont tellement plus fortes que celles qui nous arrivent de l’art. Pourtant l’art nous apprend à recevoir la beauté de la vie. L’art nous apprend à la voir. C’est un livre d’apprentissage, un livre de lecture.
L’art crée quelque fois de la beauté. Sûr. Mais surtout, il nous apprend à la percevoir. A la choisir. A l’approcher. A choisir la façon dont on l’approche.
Et souvent, bizarrement, l’art remplace la vie dans la production de beauté aux yeux de mes contemporains. Là, ça me scie ! C’est l’histoire du doigt, de la lune, du chinois. Et je fais pareil, souvent, parce que mes émotions ont été formées aussi bien avec le cinéma, la poésie, la musique (moins), la peinture...
Pourquoi je dis ça ?
Parce que j’ai vu des jeunes garçons de la campagne, libres et joyeux, rentrer chez eux dans le soleil qui se couche, illuminés du plaisir de leur journée de pêche. Et le soleil qui se couche met de l’orange dans l’herbe nouvelle.
Les arbres ont leurs bourgeons impatients dans les starting-blocks, immobiles et glacés par la bise. Les vernes (les aulnes) chaloupent leurs fruits secs accrochés au bout des branches, comme des notes de musique, d’une musique de berceuse. Le vent caresse les dreadlocks des noisetiers. Sur le marron uniforme de la forêt dépouillée, les érables, en avance sur les autres arbres, explosent en parapluies de vert tendre comme feux d’artifice.
J’ai relu mes notes du 27 mars de l’an passé : les hirondelles n’étaient pas passées à cette date.
Le 27 mars 2004, je guette la première hirondelle…
Dimanche 28 mars.
A Salins les Bains il y a des collègues artistes d’une troupe de théâtre de rue. François était un des acteurs principaux. Etait… Il s’est tué en automobile en revenant de fête, ce dimanche matin à 5 heures. Il avait 32 ans. Toutes mes condoléances, mes amis. Devant la mort des gens, on bafouille. Il y a 30 ans environ, ce genre de nouvelles étaient pour moi assez fréquentes. Voir régulières. J’en suis d’autant plus touché. François était un acrobate, un acteur qui avait une pêche terrible. Je l’ai déjà dit : on bafouille.
La carte de France se colorie en rouge au cours de la soirée. C’est le dimanche des élections régionales.
Toute la France sauf l’Alsace et la Corse, ces régions au particularisme très affirmé avec leur langue nationale fort vivante.
Il y a ceux à droite, qui disent : "on a pris une claque il faut en tenir compte", et ceux qui disent : "on est là pour cinq ans et c’est pas parce que les français ont rien compris qu’on va changer les choses". "On va mieux leur expliquer !", ajoutent-ils.
Faites donc et les Français continueront à mieux vous expliquer leur point de vue.
J’ai pas entendu dire que le Medef et son idéologie ultra libérale avait perdu les élections… Pourtant…
Avant, dans l’après-midi j’ai entendu chanter le pouillot véloce, la fauvette à tête noire, mais toujours pas vu la première hirondelle.
Après, la nuit froide étincelait. La lune en robe de soirée, entre Vénus et Jupiter semblait fêter Noël (vous ne voulez pas que je dise qu’elle brillait tant pour fêter la victoire de la gauche, invitée par Jack Lang et habillée par Müggler ? Je ne dirai pas !)
Je vous salue bien cordialement.
Le dimanche 28 mars 2004
Bernard Kudlak