Le paradoxe (extrait n°13 du 27 mars 2003) par Bernard Kudlak
19 mars 2003 :
Le paradoxe est que plus on travaille sur la création, moins je vous parle de ce travail.
Forcement, puisqu’on est en recherche, je n’ai pas le temps de vous écrire.
Pis vla que c’est la guerre en Irak.
Pis donc on va descendre dans la rue. Comme autrefois pour les Rosenberg. Avec la même efficacité. Mais descendre quand même.
Quand j’ai le temps pour écrire, je n’ai plus le jus. La création, ça tue. Aïe ! Il y a des métaphores qui se compliquent depuis hier.
Mais nous avons bien travaillé.
Premier gros boulot, le casting. Décidément je n’apprécie pas le franglais, de l’écrire ça me chatouille, donc "l’organisation des auditions" !
Nous avons reçu beaucoup d’artistes, tous talentueux, attentifs, chaleureux. Recevoir et organiser une journée de travail, avec des hôtes qui postulent pour partager une aventure artistique et humaine avec vous, est un travail émotionnellement chargé. Et très fatigant.
Mais peut-on être fatigué quand la guerre menace toujours les mêmes faibles, les civils, les femmes les enfants ? Réponse : oui. Mais ça travaille, cette impuissance des faibles face à la force.
Nous avons conscience de faire en sorte qu’à chaque audition, nous devons créer les conditions de la rencontre, et non les conditions d’une foire aux bestiaux que sont quelquefois les auditions.
Je ne cherche pas forcement les "meilleurs" artistes, au sens commun du terme (plus fort, plus grand, plus drôle…), mais les humains avec qui nous pourrons travailler et vivre pendant trois ans, qui offrent à la proposition artistique de cette prochaine création le plus d’équilibres avec la troupe déjà existante.
Je reviens à l’actualité. Ne trouvez-vous pas qu’il règne dans ces circonstances de conflit, de gros malheurs bien annoncés, bien injustes, bien gras, de mauvaise foi, de mauvais prétextes, de mauvaises gens, il règne disais-je, une atmosphère médiatique de kermesse, d’excitation joyeuse. La guerre en Irak à un côté "Tour de France" ou "Tournoi des six nations" : on se réjouit de nos consternations, on se régale de nos révoltes, on goûte délicatement le goût sucré de nos impuissantes indignations. Toute la presse prend une importance capitale, comme la peine du même nom. Sans parler des spécialistes. Le jour de gloire, le jour de gloire des spécialistes.
La question de l’excellence ne se pose pas ici simplement parce qu’elle est posée en amont : les artistes qui viennent nous voir sont dans l’excellence, c’est une des conditions du spectacle de cirque. Partout dans le monde, c’est le critère.
Mes enfants ont un patrimoine génétique riche et varié, puisé un peu partout dans le monde.
Ce sont des filles, elles sont belles aux yeux de leur papa, avec leurs yeux marrons et noirs en amande et leurs cheveux foncés. J’ai peine de penser que dans la semaine qui vient, des petites filles qui leur ressemblent auront des bras arrachés, des yeux crevés, des jambes fauchés par du matériel sophistiqué, mis au point par le plus pointu des savoirs actuels de notre humanité.
Au nom d’une ambition politique d’un homme qui n’a été élu, en définitive, que par une commission de membres sympathisants de son parti. Et de quelques barils.
La couleur musicale de notre travail change : moins de cuivre, et plus de percussions utilisant le matériel à disposition (gouttes à gouttes, jets, filets et flaques d’eau, tube de pvc, mais aussi les instruments classiques - caisses, tambours, batterie, timbales, marimbas - et la petite percussion).
Robert travaille à joindre les instruments mélodiques aux éléments hétéroclites. Le chant sera utilisé.
Pour compléter l’équipe, nous nous dirigeons vers un noyau d’acrobates, équilibristes et danseurs : la "réparatrice des fuites" sera Maëlle Boijoux, tout juste sortie de la dernière promotion du C.N.A.C., et pour l’instant je n’en sais pas plus. Ça va se décider dans les jours qui viennent.
Les éléments récurrents du spectacle seront en premier la serpillière, (oui je sais c’est facile), l’eau (en goutte et en jet), les métronomes (en champs), des tétraèdres de hêtre (en bois), des parapluies rouges (en vrac), et des tuyaux de plomberie (en PVC).
Pas de décor, pas de structure : l’eau s’en chargera. De la bâche transparente. De la bâche noire. De la bâche folle.
Dans tout ça, de la rencontre.
Et la parole : nous continuons dans "Plic Ploc" l’aventure de l’intimité, notre travail parlé commencé dans "Récréation" (les interventions de chaque artiste que nous appelons "les douches").
"Plic Ploc" commencera avec un champ de métronomes. Après le passage des hommes dans un champ de métronomes, les artistes couchent ces derniers pour les faire taire.
Disons le tout net : ça fait cimetière ! Cimetière militaire. Alors Pierre entre avec son soubassophone et nous parle des 11 novembre de son enfance (nous faisions partie, mon frère Pierre et moi-même, de l’harmonie municipale de Valentigney (25)), de ce 11 novembre là où, à 11 - 12 ans, il a sonné tout seul (les autres musiciens ayant loupé le départ…) la sonnerie aux morts.
Ta taaaaaaaa ….. Ta taaaaaaa ….. Ta ta, Ta ta ; Ta ta, Ta taaaaaaaa……
Donc, une impro sur champ de temps morts. Cette impro parlée de Pierre a porté sur le souvenir.
Souvenir de ce jour de souvenir. Se souvenir qu’il faut se souvenir (Je n’arrive pas à ne pas dire : pour plus que cela arrive !)
Il rappelle les imperméables de ces vieux qui ont eu comme jeunesse, le sang, la merde, l’horreur, les larmes et la tripaille en plein air. Comme les filles et les garçons d’Irak demain matin et les jours qui suivent.
Et qui n’ont jamais pu dire, rien partager. Espérant peut être que la sonnerie, solitaire et décidée, d’un petit clairon de onze ans jouant la "sonnerie aux morts" dans le froid humide des brouillards matinaux de l’automne franc-comtois, comme une plainte au monde, parlerait aux générations futures des sacrifices humains qu’ils durent subir et faire subir, pour -comme dirait Prévert- les croissants chauds de Monsieur Poincaré ! !
Tous ces vieux raides.
Notre grand-père français (l’autre était polonais) avait une médaille dans une boîte. La médaille militaire. Et il se fâchait quand on lui demandait de nous dire "comment c’était la guerre".
Nous, ce 11 novembre là, on avait dans la poche un peigne et un miroir magique. Un petit nécessaire à coiffure pour yéyé. Le miroir rectangulaire portait en son dos un dessin animé verdâtre, représentant Johnny Hallyday, qui gigotait d’avant en arrière, plié sur sa guitare.
Aujourd’hui il y a des animations en couleur sur tous les tailles crayons, mais au début des années soixante, ç’était rudement épatant. Nos vieilles tantes du "Pont de Gland", à Audincourt, (les sœurs de ma grand-mère, nées aux dix-neuvième siècle, elles aussi…) nous les avaient offerts pour nouvel an en plus des bonbons. Je n’ai jamais compris pourquoi elles nous avaient offert ces pochettes modernes peigne/miroir : nos propres parents, eux, n’auraient jamais fait ça !
Bref les vieux avaient les médailles et la douleur, et nous les gosses, des miroirs yéyé et le froid dans les jambes avec l’onglée au bout des godasses.
Car à l’harmonie, pour défiler, nous portions alors des costumes modernes, légers, tout neufs, gris, à épaulette argent, fait sur mesure au "Palais du vêtement" à Montbéliard, la même année. Au printemps. Costume d’été le 11 novembre.
Tous pareils, sauf le chef et les sous-chefs qui portaient des galons sur l’épaulette et sur la casquette : c’étaient des galonnés ! Les vieux s’y entendaient en "galonnés" ! Ils en parlaient : "Les galonnés", "les embusqués" étaient des mots de ces vieux là.
Nos vieux poilus, j’y pense aujourd’hui, ils avaient les yeux tout retournés vers l’intérieur.
Les autres, pas de galons mais grande classe ! Les godasses mettaient la diversité.
En quelques mois, les enfants grandissant, les pantalons sur mesure prenaient feu au plancher, ou, refilés aux petits frères, tombaient en accordéons sur les chaussures et dans les flaques dont ils épongeaient généreusement l’eau boueuse.
Les vestes aussi, mais pas dans les flaques. Je me souviens d’un jeune tuba grandi dans l’année, si vite que sa veste, sur mesure à Pâques, dépassait à peine des coudes, et les manches de sa chemise, en plein air, polissaient l’instrument. Il avait des grandes dents et toujours la casquette de travers.
"Ben, ma foi, les gosses, y grandissent ! Mais la musique, on peut en faire jusqu’à sa mort !" nous rappelaient sagement nos vieux musiciens en ajoutant : - "C’est pour ça que c’est mieux que le foot !". La concurrence était rude en ce temps la ! !
Le défilé terminé, on allait tous au bistrot.
"Allez petits, après l’effort, le réconfort !", nous disaient ces vieux là, qui perdirent leur jeunesse, dans la folie suicidaire de l’Europe des empires. Après l’effort le réconfort … Vu des combattants de quatorze, ça fait tout drôle.
Repenser à ces combattants là, au vu d’une guerre qui recommence dans un pays tracé à la suite de leur guerre à eux, à nos poilus, c’est marrant ! Marrant ? C’est pas ce que je voulais dire ! c’est. c’est curieux quand on y pense. Quand on y repense !
Dans "Plic Ploc", on vous parlera de toutes sortes de choses de ce genre, chacun sa parole et sa façon de le dire. Et il y aura une batterie fanfare et un orchestre de gamelle comme au carnaval de nos enfances.
Pierre et le 11 novembre, c’est vraiment quelque chose. Dommage que vous ne le verrez que dans un an !
A l’heure où je vous écris, la machine à fabriquer de la douleur et des anciens combattants est en route.
Paradoxe : des soldats américains risquent de se faire empoisonner par des armes biologiques fabriquées à partir de souches bactériennes et virales vendues par l’Amérique à Sadam… On a eu chaud, Chirac c’est la bombe atomique qu’il vendait, cyniquement, au dictateur !
Mais aujourd’hui, il se rattrape, qui sait ? Oui, je sais, je suis un optimiste !
Paradoxe ! Vous connaissez le paradoxe du mandarin ?
C’est un récit que Balzac a écrit dans une nouvelle et qu’Eça de Queiros a développé dans un roman du même nom ("O mandarime").
C’est l’histoire d’une possibilité offerte à quelqu’un de faire fortune instantanément. Devenir riche, très riche, d’un coup. Voici comment cela se passe : vous faites sonner une cloche et au même moment, en Chine, un homme que vous ne connaissez pas, dont vous n’entendrez jamais parler, mourra. Et sa fortune avec. C’est la condition du marché.
Le paradoxe du mandarin est tout entier contenu dans votre position morale et l’acceptation ou non, de cette injustice. Qu’est ce que cela vous fait après l’euphorie des premiers mois d’homme fortuné, courtisé, fêté ? Comment pourrez-vous continuer à vivre face au malheur de la famille du mandarin, dont la ruine est la cause (ou la coïncidence) de votre fortune imméritée, mais légale. Vous êtes le seul à le savoir. Le seul. Malheur, ruine, infortune dont vous êtes en droit de ne pas vous soucier. Mais dont vous avez connaissance.
Que va faire l’Amérique conservatrice en Irak ? Rechercher la famille du Mandarin ?
La suite au prochain Suméro.
27 mars 2003 :
D’habitude, à cette date, les premières hirondelles sont passées et je vous parle de vingt ans d’observations : à partir du vingt trois, et au plus tard le vingt sept mars chaque année, nous contemplons les hirondelles danser le ciel au couchant. Je n’en ai pas encore vu cette année de beau temps. Même Air France réduit ses vols.
Et voilà une semaine que la guerre patine et que les militaires pensent que détruire et terroriser des civils, vaux mieux que mort de militaires américains ou britanniques. Et agissent en fonction. Les lois de la guerre écrites au 19ème siècle n’ont pas résisté aux guerres de religions du vingtième et à la folie des crimes de masses.
Nos vieux de 14 ont vraiment tout perdu dans leur jeunesse.
Ta taaaaaaaaaaa ! ! ! ! ! !
Recevez, chères lectrices, chers lecteurs, l’expression de mes salutations perturbées, impuissantes et attristées.
Le 27 mars 2003
Bernard Kudlak