La neige et la deneige (extrait n°28 du 9 février 2004) par Bernard Kudlak
Jeudi 29 janvier 2004.
Beauté époustouflante de la neige.
Pas d’école demain. Il va trop neiger.
Intelligence poétique d’un préfet du "Grand Est" qui, parce qu’il neige, interdit les ramassages scolaires et envoie les enfants faire des bonhommes de neige, de la luge ou du ski.
Enfin la neige qui empêche d’aller à l’école !
Soraya et Anna en rêvaient tout haut dans la voiture, hier, quand je les ramenais du cours de poterie. On dit merci qui ? Merci monsieur le Préfet !
Demandez, vous serez exaucés.
A la prochaine canicule, demandez-lui une journée de vacances "baignade dans la rivière".
Voilà le genre de chose qui me pousse à l’optimisme : trop de neige, pas d’école.
Humilité devant les éléments.
Ce qui n’arrange pas les affaires du Cirque Plume.
Nous sommes jeudi et le montage du chapiteau pour les répétitions doit commencer lundi. C’est la date de démontage obligatoire (pour cause d’occupation de la place Barbarine) qui décide de celle de montage.
Alors on fait semblant que février c’est plus tellement l’hiver. Surtout dans le Jura : on a l’air fins, nous autres les écolocircus. Ceci dit, nous avons fait de même depuis dix ans et on s’en est tiré pas si mal avec les éléments. Parce que monter un chapiteau sous la neige, c’est comme liberter, égaliter ou fraterniter en France : il y a des risques… (On a tendance à tourner le dos à notre devise républicaine par ces temps libéraux…)
Nous allons voir la suite et lire la météo, pour connaître l’avenir du temps. (Qu’il fait, pas l’avenir du Temps).
Devant ma maison il y avait deux érables qui finirent par trop faire d’ombre et de feuillage.
Il y a deux ou trois ans, je les ai coupés et débités en tranches pour le chauffage. Cependant c’est vite ennuyeux, alors j’ai commencé à faire des têtes de bois avec la tronçonneuse dans la partie basse du tronc, la plus grosse. Il y en reste une dans le jardin, on l’appelle "tête de bois" : j’ai évidé le sommet du crâne pour le remplir de terre et j’ai planté une touffe de chiendent et de graminées quelconques arrachée à la prairie. Tête de bois change de coiffure en changeant de saison et change d’expression au cours de la journée par le jeu de l’ombre et de la lumière suivant la course du soleil.
Aujourd’hui sous la neige, il apparaît noir et ses yeux, son nez, sa bouche sont dessinés de blanc. Il ressemble à un tirailleur sénégalais peint par Hugo Pratt. Il est en négatif. Sur le blanc du monde.
Visite : les pinsons du Nord sont arrivés ce matin dans leurs uniformes marron et orange. Gros becs, sittelles, les trois espèces de mésanges habituelles, pinsons des arbres, verdiers, merles, accenteurs, rouges-gorges, tarins des aulnes, moineaux, bouvreuils au nourrissage ce matin, en grand groupe pacifique ou presque par la nécessité de la faim. (Note à Dom : j’énumère pas pour faire le malin, mais pour me souvenir précisément qui nous a rendu visite, ô énergumène !)
Dans le haut du ciel sont passés deux cormorans, si proches qu’ils semblaient se tenir par la main.
La neige, c’est la lumière et le silence. Ces deux qualités dont le monde a tant besoin. Le préfet l’a bien senti.
Dans un coin du jardin, les grands bambous, pliés sous la neige, font leurs prières.
Vendredi 30 janvier.
L’aurore aux doigts de rose comme disaient les anciens.
Le soleil du matin, qui, progressivement illumine la neige, depuis les sapins au loin, jusqu’aux branches hautes du vieux pommier "Belle fille de la Chapelle" devant la maison, nous fait sentir comment la terre tourne. Et curieusement on a l’impression qu’elle tourne à l’envers. A l’envers de ce qu’on a l’habitude… Ma chaise tourne le dos à l’est, je pars en arrière au fur et à mesure que les rayons du soleil qui frappent la colline se rapprochent de la maison.
Ce matin nous allons regarder les vidéos du travail de novembre, pour préparer celui de février.
Vendredi 6 février.
Depuis une semaine, le soleil revenu, la neige a fondu comme neige au soleil. En forêt, les sentiers mous du dégel ont imprimé les pas des blaireaux et sangliers, comme chez le dentiste dans la pâte rose. L’inventeur de Ctrl Alt Suppr est mort et le montage du chapiteau, lundi, a commencé sous le soleil. Ouf ! On a eu chaud.
C’est vrai aussi : pour l’hiver c’est inhabituel.
Juppé condamné par la justice pour avoir trompé la confiance du peuple souverain. Perdu.
TF1, télé privée, accueille le condamné sus-cité pour l’entendre se plaindre. Gagné.
France 2, télé publique, annonce que Juppé se retire de la politique au même moment où celui-ci annonce qu’il reste. Perdu
France-Inter, radio publique, n’annonce rien, les journalistes veulent gagner autant que leurs collègues de la télé publique. Perdu.
Tous les ministres commentent la décision de justice à l’égard du président de l’U.M.P., même le président de la république dit des paroles contraires au jugement. Mais lui le président est tranquille, le fusible a bien fusiblé. Gagné.
Un délinquant dangereux à été condamné aussi. Qu’a-t-il fait ? Il a crié "Nique ta mère Sarkozy" à ce dernier qui visitait son quartier : un mois ferme. Perdu. (Cette info, je l’ai rajoutée jeudi 12 février 2004).
Police partout. Perben 2 adoptée. Gagné.
Justice nulle part. Perben 2 adoptée. Perdu.
Tout le monde fait des erreurs, ça c’est vrai. Mais tout le monde ne gagne pas pareil, c’est vrai aussi, faut pas perdre ça de vue. Et tout le monde ne perd pas pareil non plus, il y en a qui gagnent à perdre, par exemple de la sympathie. Et les autres qui perdent à perdre par exemple leur sang froid aux injustices qui leur sont faites.
Les politiques politiquent, et les humoristes humorisent, les avocats manifestent, les magistrats encolèrent, les chercheurs et les savants menacentdedémissionner-ent, les chômeurs chôment, les pauvres pauvrent (les parents aussi) et les vieux, vieuent.
Mais c’est provisoire ! a dit un autre premier ministre, celui-là, en exercice.
J’espère.
"La France mon vieux, ça fait du bien quand on y pense", chantent nos amis Belges des "Frères Brothers" qui gagnent à être connus.
A part ça, avec Franck, on a regardé les vidéos.
Puis j’ai trié, pensé, cogité, écrit, structuré les jets d’eau.
La première semaine des répètes est quasi organisée.
C’est vrai aussi, des fois on bosse.
Franck et Marie Laure sont mes assistants à la mise en scène et au script. Ils sont formidables et c’est rudement confort de travailler avec des gens formidables. C’est vrai aussi.
Lundi 9 février.
Matin : voyage en train vers les amandiers en fleurs. Qui me font à chaque fois penser à Brassens. Pour la présentation du Printemps des Comédiens 2004. Très sympa.
Formidable ! dirait Fellag qui voyage de retour nous ramenant vers Paris, en face de moi. Au moment où je vous écris, nous sommes tous les deux face à nos ordis après avoir passé deux heures à nous raconter des histoires d’histoires.
Mes chers nouveaux partenaires et amis de Montpellier, vous m’avez fait le plaisir de me dire que mes petites histoires de "Plic Ploc" vous faisaient plaisir : résultat, j’ai un peu les jetons à la présente heure ou j’en écris la suite, il faut tenir le rythme. Non, allez, c’est pas vrai ! Mais je dois dire que chaque fois qu’on nous fait un compliment, pour l’écrit ou, et surtout, pour le spectacle, le vieux spectre pourri du "t’as intérêt à assurer maintenant" sort de son trou de derrière l’inconscient pour venir vous titiller l’insécurité archaïque.
Pas de panique, j’ai appris à le virer à coup de pompe dans le train. Non, pas dans ce train, mais bon, t’as compris ! Mais le spectre rôde, surtout quand tu commences les répètes ! Pour toi, jamais ? Ça m’étonnerait !
Bref, j’ai vu les amandiers en fleurs sous le soleil du Languedoc et le terrain au-dessus du parc, sur lequel nous allons poser le chapiteau. J’ai écouté Daniel Bedos, Fellag, et présenté le spectacle qui n’existe encore pas. Drôle d’exercice… Puis parlé avec Jean Claude Carrière qui m’a cité un petit poème de Rumi : "tous les instants sont des amants…" Comme j’ai une mémoire en gruyère, j’irai voir à la bibliothèque de Salins si je le retrouve précisément, je n’ai à la maison que le Mesnevi, que je conseille à tout le monde…
A propos du festival, durement touché par l’annulation de l’an passé, nous avons évoqué une répétition des empêchements de festivals par une partie des intermittents en lutte.
Ceci dit, aucune saison théâtrale n’a été perturbée par le mouvement.
Y-aura-t-il une répétition de "tirons-nous une balle dans le pied" ?
L’inquiétude existe. Mais l’inquiétude existe aussi -et au combien- pour pas mal de nos collègues qui rament de plus en plus.
La chasse aux intellos, aux acteurs de l’art et de la pensée est ouverte aussi sûrement que celle au pauvre. C’est pas les candidats des listes "chasse pêche et traditions" associées aux dealers de tabacs et aux restaurateurs-cafetiers-PMU pour les régionales, qui vont protester.
La question de l’intermittence n’est en rien réglée, ni même réfléchie. Celle de l’artiste et technicien du spectacle vivant pas plus.
C’est en cours, dit-on ! Il y a une espèce d’urgence tout de même.
Et un état réel de désespérance de bien des acteurs du spectacle vivant aujourd’hui.
Pendant l’été 1973, je travaillais sur des presses d’emboutissage, chez Peugeot (pour gagner les sous de mon année d’étudiant, pas débarqué des maos de la G.P. !).
(N.B. pour la jeunesse : G.P. = Gauche Prolétarienne. Envoyés par cette organisation maoïste, les jeunes intellos parisiens partaient travailler en usine soutenir et convertir les masses populaires, tel par exemple Serge July, aujourd’hui directeur de "Libération". Fin du Nota Bene pour la jeunesse).
Bref, les ouvriers râlaient et un vieux (il avait au moins 10 ans de moins que moi aujourd’hui !) m’avait dit "tu sais garçon, ça ne peut plus durer, tout va péter, on en a trop marre, on est trop désespérés !". Moi, vaguement anar, qui n’attendait que des paroles confirmant que tout allait péter, je vis dans celles-là, venant d’un travailleur, un qui savait, une bonne augure de mes propres pronostics.
Trente ans plus tard, tout a pété, surtout la condition ouvrière. Lors, leurs paroles étaient entendues et la force des mouvements ouvriers, une vraie force. Aujourd’hui, les dirigeants servent et adorent le dieu Précarité serviteur du dieu Argent qui domine notre monde. Les Syndicats ringardisés ou mal compris mais sûrement peu représentatifs.
Raffarin arrose les buralistes et les cafetiers, mais pour les vraies victimes de la fracture sociale, espère et mange ta merde ! Les paroles de mon collègue de l’atelier des presses à emboutir m’ont toujours accompagné et je me demande si, dans le fond, il ne sentait pas ce qui allait réellement se passer : non pas une amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs mais une totale détérioration de leur condition, accompagnée d’une négation de leur groupe social et de leur personne. Le chantage au chômage a laminé la classe ouvrière et enfoncé les travailleurs de notre pays. C’est pas la création de nouveaux OS, genre téléphonie commerciale ou livreur de pizza qui arrange les choses. Il y a de moins en moins de barrières emmerdantes (les humains !) entre l’outil de production et la poche des actionnaires : l’héritier des maîtres de forges, le baron MEDEF, peut être satisfait.
Alors, quand j’entends que ça va péter parce que les artistes sont trop désespérés, j’entends la musique de l’atelier de presse et je revois le bleu maculé de cambouis et la certitude de mon camarade d’alors…
Le boutiquier Raffarin, (tel le qualifie le président de l’assemblée nationale, Jean Louis Debré, fils de Michel, père de la constitution), ne reçoit que les boutiquiers, c’est pour cela qu’il n’a jamais reçu les artistes, ni les chercheurs, ni les archéologues. C’est de bonne guerre, entre nous, t’es artiste ou technicien, et tu votes pour qui ? Alors tu vois !
Cependant, des parlementaires de tout bord politique de droite et de gauche, s’émeuvent du désarroi et des dégâts laissés par la très mauvaise réforme de l’assurance chômage de l’audiovisuel et du spectacle. Et pour l’action culturelle dans leur circonscription, leur région ou leur ville.
Le danger est très grand pour que cette réforme ne soit qu’une marche d’escalier vers la disparition total du statut en 2005, sans changement radical de la politique de la culture, bien sûr. Bon courage !
Bon, le train arrive. Je range.
Demain, j’ai rendez-vous avec Bernard Latarget, pour parler du cirque.
Dans quatre jours, y’a sacrément école, on a tous les jetons. C’est vrai aussi : une création, ça fout les jetons.
Je vous embrasse, à bientôt.
Le 9 février 2004
Bernard Kudlak