Aparté sur les théâtres (20 novembre 2002) par Bernard Kudlak
Quelques nouvelles de "Récréation", notre spectacle actuellement en tournée.
Après 6 mois sous chapiteau, nous venons de jouer sa première en théâtre, à Ibos (au Parvis - scène nationale de Tarbes), et cela nous a bien plu.
Première depuis longtemps, car, en parallèle de notre chapiteau, nous jouions autrefois dans les salles de théâtre : notre dernière représentation dans ces conditions remonte à mai 1995 au Volcan au Havre. Un bail.
Le temps de se mettre dans ces chaussons-là, confortables, douillets, un peu cosy pour tout dire, nous nous adaptons parfaitement et avec un grand plaisir.
Venant le temps de la vieillesse, nous sommes heureux de… blague à part, la salle de théâtre permet des choses que le chapiteau de cirque ne permet pas :
Meilleurs éclairages, silence (pas de bruits de pluie, de véhicules automobiles, d’avions et autres nuisances sonores) et confort climatique (pas de courants d’airs incessants et d’humidité - et ça, c’est vraiment le confort pour la voix et pour les muscles !).
Une équipe technique du théâtre d’accueil en supplément de la nôtre - et au combien sympathique.
Aucune responsabilité par rapport à la salle de spectacle (puisque nous n’en sommes pas propriétaires) : mine de rien, ça allège considérablement.
Autre comportement du public (enfoncé dans des fauteuils de velours, et non en équilibre sur des bancs de bois inconfortables).
Un peu étrange, le rapport acoustique à la salle : nous entendons beaucoup moins le public. Mais nous pouvons être plus sensibles à son écoute.
Quant à ce qu’on y perd :
Pour le public, il n’y a pas la magie d’approcher le chapiteau et de rêver aux voyages que celui-ci à fait en accompagnant les nuages.
Au cirque, le spectacle commence quand on aperçoit les pointes du chapiteau. Au théâtre, le spectacle ne commence que quand la lumière s’éteint.
Du moins pour les habitués du théâtre, car pour ceux qui n’y viennent jamais ou très peu, la magie est la même que d’aller au chapiteau (je la ressens pour ma part à chaque fois que je vais au théâtre) : quand ce n’est pas une habitude, c’est exotique et excitant. ("Exitant " vu qu’aller au théâtre, c’est une sortie !). N’oublions pas ces découvreurs non initiés, car dans le public qui vient voir notre compagnie, il y en a une partie non négligeable. Et c’est tant mieux que nous puissions les rencontrer.
Pour les habitués, moins d’exotisme, l’exotisme c’est pour nous, les artistes de cirque dans un théâtre. Chacun son tour.
Partage de l’inconfort et de la précarité absent, puisque pas d’inconfort ni de précarité. C’est différent. Sous la toile, nous aimons ce partage, il donne du sel à la représentation.
Pas de soleil, de pluie, de neige ou de vent quand on répète dans le théâtre, et cela peut rapidement venir à manquer. La boite noire, il faut de l’habitude !
Au Parvis, "Récréation" a eu un accueil formidable du public, sitting, standing et émotioning ovations. Et une critique de presse subtile et fort bien écrite qui a réussi à nous étonner (vous pouvez la lire en ligne sur notre site).
Mais…
Mais, quelques avis, amateurs ou professionnels, semblaient vraiment regretter le chapiteau. Essentiellement pour les raisons précitées.
Un frisson d’inquiétude nous parcourt : Serait-ce également une manière de dire que nous n’avons pas vraiment, nous, les saltimbanques, notre place dans le théâtre des bourgeois (comme le disait Garcia Lorca) ?
Que notre dimension n’est pas complète, sans le rêve de voyage, le spectacle seul ne faisant pas tout à fait l’affaire ? (Idée non partagée par le public, à l’évidence).
Plus simplement, que l’attrait architectural et nomade est vraiment important, voire essentiel pour un spectacle de cirque, fût-il du nouveau cirque ? (Si cela est pertinent, aidez-nous à convaincre les collectivités publiques que nos salles de toiles, doivent être aidées au fonctionnement, à la hauteur du fonctionnement des théâtres de pierre).
Ou que (attention, version parano ! Mais si, dans un journal, je ne vous parle pas de nos anxiétés, c’est pas la peine) ce spectacle, trop populaire -dans le sens pas assez élitiste- n’a pas sa place dans un lieu comme un théâtre, risquant de polluer d’autres œuvres et le rapport du public au spectacle, et du théâtre à son public ? ("Est-ce bien normal de trouver autant de bonheur et de plaisir fluide dans un lieu de tragédie et de réflexion ?" Réflexions : le théâtre miroir de notre vie ?).
La salle de théâtre est-elle le lieu de l’intellect, de la référence culturelle et universitaire et de la "raisonnance" (du conscient), ou celui de l’émotion, de la sensation et de la "résonance" (de l’inconscient) ?
"Ben les deux mon capitaine, pourquoi tant de questions ? Je ne vois pas le problème".
"Parce qu’elles nous sont posées en permanence, ces questions, je ne fais que les retourner pour réfléchir avec vous, chers amis, et construire notre prochain spectacle".
Au départ, si nous rejouons dans les théâtres, c’est essentiellement pour des raisons financières, notre chapiteau n’ayant toujours pas de financements pour le fonctionnement - ou si peu, et seulement depuis 2002 : c’est lourd, après vingt ans d’efforts pour prouver activement son utilité et sa magie !
Et que -raison d’être de cette rubrique- il nous fallait des moyens en temps pour la recherche et la création du prochain spectacle, impossible à faire si pour financer le chapiteau on joue cent vingts fois par an !
Mais après cette première réussite -oh combien- dans un théâtre, je vois bien qu’il faut que, dans les théâtres de la culture, viennent des spectacles comme les nôtres : il faut que le cirque envahisse les théâtres.
Et, en programmant du cirque en théâtre (ce qu’ils font depuis un bon paquet de temps, ils ne nous ont pas attendus !), nos partenaires et amis des théâtres et scènes nationales, sont bien conscients de cette dimension re-créative d’accueillir le cirque sur les scènes de la danse et du théâtre. Et sans que les spectacles de cirque soient obligés de se déguiser en spectacles de théâtre, ce conformisme étant une fausse piste (sans jeux de mots).
J’entrevois la faiblesse qu’il y aurait à opposer le théâtre au cirque, à comprendre les diverses expressions du spectacle vivant en termes de concurrence, ou pire d’antagonisme. Et ce n’est pas ce que je veux dire.
Donc vive le théâtre !! Vous suivez ?
Aventi populo !! Ca nous a plu, nous avions oublié, nous sommes reviendus, et nous continuerons à jouer dans des salles de théâtre. Et pas que pour des raisons économiques. Bravo les clowns !
Maintenant que nous avons repiqué à la chose, nous aimons et nous recommencerons. Mais nous n’abandonnerons pas notre toile, nous panacherons (du panache, du panache !!) : les très longues séries sous toile, les plus courtes en salle.
Partageons nos lieux et nos émotions. Partageons nos richesses.
Nous avons besoin de laisser résonner en nous ces émotions, en partage : elles créent des cercles, des ondes, des battements d’ailes sur la surface mouvante du monde, ces cercles formant, au-dessus de nos têtes, une petite cage de Faraday (Phare à "day") protégeant nos utopies…
Pour décembre et janvier, on tourne ! Prochaine suite de la création : février-mars.
D’ici là je vous écrirai.
Bonnes fêtes.
Le 20 novembre 2002.
Bernard Kudlak